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jeudi 31 août 2023

Lire les classiques

 

                                                              

            J’aurais pu faire une chronique sur ma pile de livres lus pendant les vacances. Peut-être le ferais-je d’ailleurs une fois. Au cœur de l’été, c’est un pavé de 600 pages qui a été le trésor – bien lourd ! – de mon sac à dos de randonneuse. La reine Margot d’Alexandre Dumas. Fidèle compagnon de nombreux jours durant. Plonger dans un roman de plusieurs centaines de pages nous habite. On se sent dans une bulle, un monde en parallèle de notre quotidien. J’avais d’ailleurs commencé les vacances avec un autre pavé : La huitième vie de Nino Haratischwili. Un monument ! Une découverte magistrale !  Mais ma Reine Margot avait ce je ne sais quoi d’inégalable. Parce ce que je lisais ce qu’on appelle communément un classique ? Le mot classique a perdu de son aura à mes yeux au cours de mes années de lectures intenses et foisonnantes. Son côté convenu, obligé ? Scolaire ? Sans doute. Le piège des classifications, aussi. Qui mettre au panthéon des classiques en faisant fi de toute subjectivité, sans tomber dans le travers du distributeur de bons points, sans adopter l’éloge bon teint d’une culture bourgeoise un tantinet superficielle ni celui, parfois péremptoire, des autorités en matière de littérature ? Certes, si on me demandait à brûle-pourpoint de citer cinq ou six chefs-d’œuvre de la littérature française (Ne soyons pas trop gourmand sinon la liste serait longue !), j’aurais d’emblée quelques titres à décliner, avec une voix gourmande et passionnée. Mais on pourrait me reprocher d’avoir oublié tel ou tel livre. Sujet bien délicat et qui fait rarement l’unanimité entre lecteurs. (On le voit bien lorsque l’émission La Grande Librairie propose un tel débat) Et un bon livre gagne-t-il uniquement ses lettres de noblesse avec l’âge, comme un grand cru se bonifie en cave ? Nos classiques à venir sont aussi nos bons livres d’aujourd’hui. La huitième vie, par exemple. Qui sait ? Il n’empêche. Un classique a quelque chose de la vieille bouteille de vin. Justement parce qu’il est vieux. Parce que son auteur est monté au firmament des grands auteurs. Parce qu’il est intemporel bien qu’écrit cent ou deux cents ans plus tôt, quand ce n’est pas carrément huit cents ans plus tôt ou davantage encore. Alors ma Reine Margot aurait ce petit supplément d’âme-là. Possible. Parce qu’Alexandre Dumas occupe une place de choix dans ce cénacle de grands auteurs. Même si d’aucuns continuent de voir en lui un faiseur d’histoires populaires. Parce que nous autres lecteurs sommes, à notre corps défendant parfois, des nostalgiques ? J’en suis persuadée. Une étrange nostalgie car elle englobe le goût pour des récits d’autrefois, le respect pour des auteurs des siècles écoulés et leur plume désuète et sublime. Mais une nostalgie inconsciente de quelque chose d’impalpable qui irait puiser dans notre enfance ou notre adolescence, moments de nos premiers frissons de lecteurs. J’en suis convaincue. Et c’est cette étrange alchimie qui fait que lire Alexandre Dumas, Victor Hugo ou Gustave Flaubert, outre leur génie créatif, aura toujours à mes yeux une saveur que je ne retrouverai pas dans de géniaux auteurs contemporains.


mardi 22 août 2023

Deuxième anniversaire

 



             La datcha fête son deuxième anniversaire. La porte d’entrée s’est ouverte plus de 2400 fois et 78 chroniques sont rangées dans les placards. Mes hôtes sont des amis, de la famille et des inconnus, qui, je l’espère, trouvent ici un moment de sérénité. Je ne suis pas tous les jours au fourneau, ni même au jardin. Ce que l’on sème ne pousse pas toujours. Et la cuillère reste parfois dans la casserole. Mais la lampe est toujours allumée derrière la fenêtre et la théière fume dans le salon. Entrez dans la datcha et vous trouverez toujours quelque chose à vous mettre sous la dent.

            

lundi 17 juillet 2023

Carnet d'été

 



            Sur mon carnet tout neuf

            Je n’ai pas eu à croquer l’été

            Ciel bleu barbeau

            Champs de lin champs de blé

            Tout seuls sont venus s’y poser

            Quelques coquelicots ont poussé

            À la pointe du pinceau

            Aquarelle de sérénité

            Et la trille de l’alouette

            Entre les pages est montée

                Nathalie Boniface-Mercier    

 


samedi 8 juillet 2023

Escapade parisienne

 


            « Je ne crois pas qu’il y ait une ville au monde où le beau temps se manifeste avec plus d’ingéniosité, de charme et de certitude qu’à Paris. » J’avais, en me promenant dans l’île de la Cité de bon matin, il y a quelque temps, cette phrase de Léon-Paul Fargue à l’esprit. Pas très fidèlement du reste, ma mémoire ayant oublié la « certitude ». L’écrivain, inlassable chroniqueur de Paris, écrivait cela durant l’Occupation. « C’est, du Luxembourg aux Champs-Elysées, au Bois, le long des rues, et dans l’âme de chaque square, et partout, malgré les ténèbres de la guerre, un ballet de terrasses et de passants, une agitation discrète et joyeuse qui mêle balustrades et véhicules, bêtes et gens, dans un même tourbillon de générosité soudaine et de tendresse. […] On sort, on se jette dans la capitale plus parée qu’un salon et comme ornée pour une réception ininterrompue de messages. [1] »

            Être dans Paris, quelle que soit la saison, me fait toujours cet effet de me jeter dans la capitale, de me frotter à elle, de l’arpenter avec un enthousiasme toujours renouvelé. Les rues, les bords de Seine, les ponts, les musées me dynamisent, me donnent une énergie gourmande, une curiosité insatiable. Paris est une invitation. Certains de ses quartiers, qui me sont familiers, ne me lassent jamais. Le ciel a ses couleurs et ses lumières qui poudroient sur la pierre haussmannienne, qui donnent de l’éclat aux chaises de bistrot, vernissent les kiosques à journaux et embellissent les marronniers. Un gris rageur de novembre, sur le bord de la rupture, ravale son averse quand une dague de soleil pourfend le ciel au-dessus des toits du Louvre. Une neige lente redessine les allées des Tuileries. Un crépuscule d’hiver rougeoie sur la Grande Arche. Une clarté d’après l’ondée d’avril choit sous la verrière du passage Choiseul. Le soleil d’août glisse entre les arbres de la fontaine Médicis du jardin du Luxembourg et  mordore le corps de la nymphe Galatée. J’ai ces souvenirs en toutes saisons dans ma mémoire, faisant fi des années. Je suis multiple, toutes saisons réunies, toutes années abolies, dès que j’arpente Paris.

            Heure grave dans l’île de la Cité quand s’ouvrent les portes du Tribunal et que la silhouette amputée de Notre-Dame se dégage de la brume matinale. La flèche royale de la Sainte-Chapelle orchestre le ciel bleu. Les heures glissent sous les voûtes de la Conciergerie où l’on rend hommage, le temps d’une exposition, à la gastronomie parisienne. Puis je sillonne la rue Saint-André-des-Arts, un coup de cœur de jeunesse, gagne la rue de Buci et file droit sur Saint-Germain-des- prés. La vieille dame se refait une toilette. La rue Bonaparte n’a plus de surprises pour moi. Enfin presque. Ladurée et ses macarons si convoités autrefois ont assouvi en mon jeune temps mon goût du bien-vivre. Aujourd’hui, c’est une nouvelle boutique qui m’attire : un palais de thés japonais à la décoration minimaliste et colorée, rafraîchissante en cet après-midi torride. Je cède à l’empire de la consommation. Et quelques numéros de rues plus bas, me voici soudain propulsée au dix-neuvième siècle. Paris me réservera toujours des surprises ! Comment ai-je pu emprunter si souvent cette rue et ne jamais lever le nez vers ce blason ? BULLY établissement fondé en 1803. En 1837, Honoré de Balzac s’inspira du parfumeur Jean-Vincent Bully et de son officine pour son roman César Birotteau. Et me voilà en plein univers balzacien. Je foule le carrelage vernissé deux fois centenaire, j’admire les boiseries et les flacons vert céladon aux noms qui me laissent rêveuse : Eau triple de verveine des Andes et basilic d’Ulu, eau triple de patate douce des Caraïbes et carotte d’Afghanistan. Sur une table en bois, un employé calligraphie à la plume d’oie l’étiquette de l’heureuse destinataire de ces produits d’un autre âge. Et je reprends pied sur le trottoir de mon siècle, l’esprit enivré de senteurs d’antan.




[1] Léon-Paul FARGUE, Déjeuners de soleil (1942 Gallimard ; réédition 1996, collection L’Imaginaire Gallimard)

mercredi 21 juin 2023

Eté


 


                           

Loto des saisons de mon enfance

Image d’été champ de blé piqueté de coquelicots

Demoiselles rouges corolles au bal des moissons s’en sont allées

Ne reviennent guère

Qu’en cortège timide

Sur le bord des talus

Poppies insoumises

Fragile mémorial

Bleuets disparus pleurez nos soldats

Les étés changent-ils ?

L’Homme les abime

 

Frêles étés

La rose est éphémère


Nathalie Boniface-Mercier

 

 

 

jeudi 1 juin 2023

Clin d'œil du hasard

 

                                     Source: Internet   Collections du Louvre


            Hier, alors que je venais juste de rapporter de la boîte à lire un roman d’Arturo Pérez-Reverte, j’entends à la radio la promotion de son dernier livre. Clin d’œil du hasard. La vie réserve parfois de surprenantes coïncidences. J’ai, à mon compte, une belle collection de ces collusions du destin, entièrement fortuites ou fruit d’un maillage de circonstances. Même si Mallarmé a écrit qu’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, on ne peut s’empêcher de sourire ou de s’étonner de ces croisements inopinés. Le monde est petit, dit l’adage populaire. Combien de gens n’a-t-on pas croisé qui connaissaient untel ou unetelle ! Et l’on a parfois fait se rencontrer des personnes qui se connaissaient déjà. Notre ville est un village. Notre planète une maison commune et tous les chemins mènent à Rome. Quant aux généalogistes – foi d’un cousin doué en la matière –, ils vous offrent des parentèles insoupçonnées.

            Chez moi, ce sont surtout les maisons qui m’ont réservé des surprises. J’avais remarqué un jour, depuis le parking d’un cinéma, la belle décoration d’une fenêtre d’immeuble. Quelques mois plus tard, je sympathisais avec une nouvelle collègue, laquelle m’invita à prendre le thé.  Vous devinez la suite ! Ailleurs, c’est une demeure de briques pleine de charme, aux accents de manoir anglais, qui attirait mon regard chaque fois que je passais devant en voiture. Elle n’est autre que la maison de la mère d’un cousin éloigné de mon mari ! Vous me suivez ? Mais la médaille d’or revient à une habitation a priori ordinaire et que nul ne remarquerait, sauf que mes yeux aiment à voir des détails et mon esprit à construire des mondes. J’étais alors encore célibataire et mes promenades en bord de Somme me faisaient passer devant cette maisonnée. Des jouets d’enfants jonchaient la pelouse, deux nids d’oiseaux desséchés gîtaient sur un appui de fenêtre. Une maison de gens heureux, m’étais-je dit.  Et ces gens heureux devinrent, par mon mariage, des cousins germains !

            Le clou de ma chronique n’est pas gros comme une maison car le hasard pourrait presque passer par le chas d’une aiguille. Il ne tient qu’à un fil. Quand bien même la plaine picarde est vaste. Vous êtes perdus ? Suivez d’abord un professeur de mathématiques passionné d’archéologie qui mène chaque mercredi après-midi des collégiens, nez au sol, fouiller dans la campagne picarde. Ils y découvrent un jour une fibule cassée. Maigre butin. N’ont-ils pas déjà mis la main sur une bague carolingienne ! Les années passent, d’autres archéologues en herbe accompagnent notre professeur passionné. Et là… incroyable mais vrai : ils découvrent un autre morceau de fibule ! La pièce est reconstituée ! L’Histoire abolit les siècles et ne mesure parfois que quelques centimètres. Complètement fou au regard de la taille du terrain de fouille : un champ maints fois labouré. La fibule, qui relie les pans d’un vêtement, ne symbolise-t-elle pas, en somme, ce que le hasard unit ?

 


dimanche 21 mai 2023

Les heures creuses

 

    


            Les heures creuses ne sont jamais perdues

            L’ennui dérive

            Les mots s’écrivent à l’écart de la folie des hommes

            Il ne faut pas que les fleurs du silence perdent leurs pétales

                       

                        Nathalie Boniface-Mercier

 


mardi 9 mai 2023

Acheter des livres

                                Couverture d'un livre de jeunesse (détail) - devanture d'une librairie à Florence 
 


            J’entamais hier soir un nouveau roman avec la joie, jamais épuisée, de tenir entre les mains un livre et de sentir sous les doigts le grain si particulier des couvertures brochées des éditions Grasset. À l’œil nu, le papier cartonné jaune est légèrement strié et ces sortes de « cannelures » ou de rayures en relief, très discrètes, sont perceptibles à la caresse du pouce sans ôter un effet lisse et doux. Petit bonheur de lecteur que la liseuse ne pourra jamais rendre ! J’aime les livres brochés quand leur reliure est souple car on entre dans les pages du livre comme un marcheur fend la plaine au grand air, comme un plongeur s’immerge dans l’eau. Avant d’être un horizon déployé, un monde découvert, un livre est un objet qui produit des sensations physiques. La lecture a quelque chose d’organique.  

            Lors d’un déjeuner de famille, ce week-end, nous évoquions, deux tantes, une cousine et moi, notre rapport aux livres, à nos achats. Tante A. disait sa satisfaction, poussée par l’impatience, d’acheter en version brochée des nouveautés. Tante M. disait se rabattre plutôt sur les livres de poche (qu’elle peut acheter de façon compulsive) mais admettait le plaisir à mettre la main sur une nouveauté brochée en librairie ou à la bibliothèque. L’une boudait les bibliothèques ; mes livres sont à moi ! L’autre les louait. On ne peut pas tout acheter ! Les bibliothèques sont des mines, des lieux d’exploration. Et ma cousine de rétorquer : Sitôt lu, le livre, je le donne ! Il faut que ça circule un livre. Son visage exprimait à lui seul la générosité du don, elle parlait comme si les livres tombaient de ses lèvres. Sa voix était gourmande de plaisirs, d’envies de partager. Et moi ? Je me reconnaissais dans toutes les trois. Quand on aime les livres, on est souvent un peu ce lecteur multiple, tiraillé entre le désir égoïste de possession et celui, altruiste, de convier autrui à nos découvertes pour que l’histoire ressuscite sous d’autres yeux et d’autres cieux, pour qu’inlassablement les mots perdurent, courent de chevet en chevet, de fauteuil en fauteuil.

            Nous devisions joyeusement, le rosé dans nos verres avait saveur d’été à venir, des noms d’écrivains fusaient comme des millésimes à déguster. Derrière moi, une bibliothèque remplie de livres déclinait des titres. Ouvrages qui furent en leur temps le dernier Éric-Emmanuel Schmitt, le dernier Daniel Picouli. Dévorés et gardés. Peut-être partagés. Et je songeai alors à ces écrivains renommés dont les livres essaiment à travers le pays et sous d’autres latitudes. Une seule histoire, démultipliée à l’envi par la production des exemplaires imprimés. Une seule histoire, acquise par les uns et les autres. Des auteurs plus ou moins connus et qui, pourtant, rejoignent une bibliothèque personnelle unique car personne ne possèdera jamais la même. Rien de plus intime en effet qu’une bibliothèque constituée au fil des ans. Rien de plus singulier que la circulation des livres prêtés, donnés ou offerts.

            Et je rentrai de mon week-end en famille avec deux livres. Qui passèrent du guéridon du salon de tante M. à ma valise. Un chien à ma table[1], qu’elle m’offrait. Maïmaï, l’ombre du chardon[2], qu’elle me prêtait seulement. Inutile de vous dire que ma chronique ne saurait restituer la tonalité de la voix qui donnait et celle de la voix qui prêtait. L’enthousiasme, l’effusion du partage et cette inexprimable touche de résistance amoureuse du désir de voir revenir l’objet aimé !



[1] Un chien à ma table Claudie HUNZINGER Editions Grasset, 2022

[2] Maïmaï, l’ombre du chardon Aki SHIMAZAKI Editions Babel 2022


mercredi 19 avril 2023

Voyage en Grèce sans quitter son fauteuil

 

                                      Mycènes Source Internet : site Grèce bleue. net

              Par une froide après-midi picarde aux relents d’hiver, on rêve volontiers de voyage sous des cieux cléments. Et il suffit de peu pour voyager. Un fauteuil confortable et un bon livre. En quelques pages tournées, me voilà en Grèce. C’est un pays où je ne suis jamais allée. Mais les bons livres ont ce pouvoir de concurrencer les lignes aériennes si prisées de nos contemporains. Avec Michel Déon, je viens d’accoster dans le port de l’île de Spetsai (Spetses en grec moderne), dans le golfe de Nauplie (également appelé golfe argolique). L’écrivain y loua une maison de janvier à mai 1960 ; il relate sa vie quotidienne au contact des habitants et au gré de ses découvertes de sites antiques du Péloponnèse, tels que Mycènes, à une époque tranquille, loin des hordes de touristes. Outre le style savoureux de l’auteur, c’est aussi le témoignage personnel et désuet qui me fascine. Loin des images léchées et standardisées pour touristes d’aujourd’hui. Ce n’est pas mon premier voyage littéraire en Grèce. Homère, bien sûr ! Mais, plus près de nous, Jacques Lacarrière, et, Andrée Ferrier-Mayen – inconnue du grand public –, dont le récit autobiographique La Terrasse me fit délicieusement voyager.

            Être en Grèce avec Michel Déon, c’est respirer les parfums : « C’est le soir seulement que monte vers la terrasse l’odeur fraîche du citronnier chargé de fruits. Le jour, l’île sent le thym et la menthe. » Et l’on sentirait presque la mer sur les loques du vieux marin Spiro, lequel ne change pas de pantalon au grand dam de sa fille, parce qu’il va voir « son camarade Michel » qui sait qu’il « est pauvre ». On hume le parfum de l’anis au café où l’on sirote l’ouzo, celui des calamars grillés et de bien d’autres mets qui ponctuent le récit car l’écrivain fait honneur aux repas de ses nouveaux amis, notamment aux grandes fêtes chrétiennes. Les femmes sont courageuses, les hommes, indolents. On marmonne parfois du français, de l’anglais ou de l’espagnol, remâché de vieux souvenirs pour qui s’est exilé un temps. L’eau clapote sur la coque des caïques. Le petit port est un théâtre des destins. On y croise Maïa, la milliardaire, qui revient au pays, offre de la viande aux pauvres et joue aux cartes dans les café, Phil M., peintre américain neurasthénique qui ne peint que des phallus, Michaelis qui « souffre d’une affection chronique : une inguérissable inappétence au travail.», le môme Vangeli, marchand de cacahuètes et d’amuse-gueule quand il n’est pas cireur de chaussures ou porteur de bagages, as de la filouterie pour ne pas donner à son ivrogne de père la recette du jour, Madame Bouboulis,  « marquise de Grand-Air » qui se promène en fiacre à heure fixe, le coiffeur Panayotis,  grandiloquant dans ses hommages « Ah ! La France ! Cyrano de Balzac ! » et l’homme de lettres Jacques Chardonne, ami de Déon, venu séjourner là pour aérer ses aigreurs de mari désenchanté.

            Déon lit Thrássos Castanakis et Nikos Kazantzakis. Il arpente les antiques cités : Mycènes, Kiladia et l’île d’Hydra.

« Au passage, nous nous sommes arrêtés de nouveau à Mycènes. Il y pleuvait et, plus que jamais, l’étrange place forte se confondait avec sa toile de fond. Il a fallu arriver le nez dessus pour que les murailles se détachent de l’ensemble, que le relief se révèle et que la porte des Lionnes découpe, soudain, une échancrure dans le ciel gris, zébré d’éclairs. Il tonnait à ébranler le monde. Un fracas assourdissant roulait sur le flanc des deux falaises de granit qui encadrent Mycènes. Les Erinnyes broutantes avaient disparu, avalées par des grottes, cachées peut-être dans l’infernal escalier de Perséia dont la descente de quelques marches suffit à glacer d’angoisse. La pierre et la terre fumaient. Au fond des tombeaux d’Agamemnon, d’Electre et de la malheureuse Cassandre, croupissait une eau brune. Pas une âme. C’était la solitude, le désert, la malédiction retrouvée comme si certains crimes, dépassant la mesure humaine, ne relevaient plus que de l’éternelle vengeance immanente. » (Extrait du chapitre Nauplie, 3 mars)           

            Honnêtement, comment avoir envie de visiter Mycènes sous un ciel de plomb, envahie de touristes souriant pour un selfie grossièrement calé sous la coupole de la tombe de Clytemnestre (certes jamais enterrée là) et qui se contrefichent de savoir pourquoi ladite reine a du sang sur les mains ?  Mycènes, sous la plume de Michel Déon, vit encore de l’implacable fatum

samedi 8 avril 2023

Au gré des joies et des morosités

 

                                  Résurrection; élément de retable. Albâtre polychrome, 15ème siècle. 
                                  Musée des Beaux-arts de Lille.
                                  


            À la Prévert ou en version patchwork, quelques touches de la semaine écoulée. Au gré des joies et des morosités. Les muscaris foisonnent dans le jardin et les jacinthes sauvages commencent à éclore. C’est un jardin bleu. Mes poétesses en herbe du club poésie, au collège, ont levé le nez dans les nuages ; en vers, avec ou sans rimes, elles ont rassemblé les nuages qui font venir la pluie. Nuages acrobates, royaux, à l’envers, malchanceux ou bienheureux… car la poésie pose du beau sur nos noirceurs, de la fantaisie sur nos angoisses. L’eau, source de vie, est si belle dans la jarre de la Samaritaine au puits. Mais bien laide quand elle fait l’objet de spéculations, quand elle est un dû pour les insouciants du monde ou quand elle est prétexte à des violences déconnectées de toute humanité. Alors, faut-il, parfois, couper le robinet parce que les remous du vaste monde nous enlisent dans un marais putride ? Où trouver l’équilibre entre désintérêt égoïste, indifférence, désaveu et lucidité, indulgence, empathie ? Nous sommes si souvent de bien piètres citoyens et n’avons pas ou plus l’intelligence, le courage et l’audace d’une Sévérine (1855 – 1929), femme de lettres, journaliste et féministe, que j’ai découverte cette semaine par le biais d’une brillante conférence donnée à l’Université de Picardie Jules Verne.

            Quand l’âme souffre trop des blessures du monde, la maison, la datcha, le foyer, le home sweet home, sont-ils les seuls paravents sur nos peines ? Le paravent cache la misère et l’indigne mais n’efface pas ce qu’il soustrait. Il nous faut donc sortir de nos carapaces. S’engager. Si les combats syndicaux s’essoufflent, ont leurs limites, ou parfois leurs dévoiements, où se tourner ? En cette semaine Sainte, posons les armes de nos aigreurs, les boucliers de nos inquiétudes et tournons-nous vers l'Espérance. Mardi soir, lors de la messe chrismale, la cathédrale d’Amiens était pleine à craquer – et il y avait beaucoup de jeunes, d’étudiants ! – ; ce soir, le Feu nouveau sera allumé sur les parvis des églises pour la veillée pascale et les chrétiens se transmettront ces petites flammes en une procession de cierges. Et l’on lira ce texte du prophète Isaïe que j’aime tant :                      

De même que la pluie et la neige descendent des cieux

et n’y retournent pas sans avoir arrosé la terre,

sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer

pour fournir la semence au semeur et le pain à manger,

ainsi en est-il de la parole qui sort de ma bouche,

elle ne revient pas vers moi sans effet,

 sans avoir accompli ce que j’ai voulu

et réalisé l’objet de sa mission[1].

Et que ceux qui ne mangent pas de pain-là ou ont une autre religion trouvent la paix dans leur cœur et un espoir pour le monde dans la poésie, dans l’amitié, dans les écrits qui les nourrissent.



[1] Isaïe, 55, 10-11


mercredi 29 mars 2023

Portraits de lecteurs

 


À l’anglaise

            Non loin de chez moi une cabine téléphonique anglaise est devenue, il y a quelques années, une boîte à lire. Elle est indéniablement la plus pittoresque d'Amiens et les grosses boîtes sur pattes arachnéennes disséminées dans la ville ne peuvent rivaliser avec son volume potentiel et son charme. Elle est – paraît-il – la mieux fournie et la plus fréquentée. On passe et on s’arrête. Ou on vient spécialement lui rendre visite. À toute heure. Parfois on fait la queue sur le trottoir. A l’occasion, elle est un cabinet de lecture. J’y ai en effet vu une fois un lecteur absorbé dans son livre, debout, au chaud, bien à l’abri.


Retour du marché

            Quoi de plus pratique qu’un caddie à roulettes pour aller à la bibliothèque ? Devant moi, deux jeunes enfants viennent rendre leur provision hebdomadaire de bandes dessinées et de beaux livres de photographies. Il fallait y penser !


Lectures croisées

             Mercredi dernier, au fil des vers et au son de la guitare, des voix se mêlaient, se faisaient méandres, labyrinthes et clins d’œil. Voix d’une enfance tunisienne, voix d’une enfance picarde. Celle de la poétesse Ibticem Mostfa et la mienne. Voix d’autres lectrices en écho. Des liseronnes comme elles se plaisent à dire.

            Raymond Queneau avait raison : « C’est en lisant qu’on devient liseron. » 


samedi 18 mars 2023

Glanage de printemps

 



            Acheter des livres est, pour moi, l’un des plus grands plaisirs de la vie. Une joie toujours renouvelée. À nulle autre pareille. Surtout quand on glane au hasard. Une jaquette attirante, un titre séduisant, une quatrième de couverture appétissante. Ou une page picorée. Le livre est alors promesse d’une belle découverte. Une rencontre.

            Outre mes achats en librairie ou chez un bouquiniste, j’ai coutume de me rendre deux à trois fois par an chez les chiffonniers d’Emmaüs. J’aime ce nom désuet de chiffonnier que plus personne n’utilise. Ne parle-t-on pas aujourd’hui tout simplement d’Emmaüs ? Sans en connaître l’origine bien souvent. Mais laissons là l’antique route de Palestine et son auberge à Emmaüs. Mes mots seraient trop pauvres au regard des Evangiles. Mes images seraient falotes au regard des toiles de Rembrandt. Mes chiffonniers sont de la rue, des indigents d’autrefois, avec une épaisseur littéraire. C’est l’univers balzacien convoqué derrière ces quelques syllabes. Chiffonnier n’est qu’un mot qui me plonge dans les bas-fonds du dix-neuvième siècle. Il n’est pas jugement de valeur sur la pauvreté d’aujourd’hui.  Ni sur celle d’hier, de cet hiver 1954, dans le froid duquel l’abbé Pierre cria son indignation contre l’indifférence et son amour pour son prochain. Il est ce mot noble et digne à travers lequel des hommes et des femmes, depuis bientôt soixante-dix ans, tiennent boutique de bric et de broc, d’antiquailles, de vieux meubles et de livres.

            J’aime glaner des livres dans les rayons de cette librairie unique en son genre. Les grands auteurs y côtoient les insignifiants. Les contemporains de tout acabit entament une deuxième vie sur ces rayonnages bricolés. Livres offerts ou achetés, lus, donnés. Ecornés ou flambant neufs. C’est une mine pour tout type de lecteurs. De petits prix pour petits budgets ou pas. Une obole de l’entraide.

            Mes chines sont toujours fructueuses. J’achète des brassées de livres, heureuse de mes trouvailles. Vite évacués mes scrupules de ne pas participer à l’économie classique du marché du livre (rétribution des auteurs, libraires et éditeurs). Mon libraire-chiffonnier aura mérité sa journée : de l’argent pour son toit et son assiette, le sourire de sa clientèle et l’assurance d’un bien qui n’a pas de valeur marchande : sa dignité retrouvée.

            Et moi, je rentre à la maison, comblée de livres. C’est un samedi après-midi, plein de délices. Quelques heures de lecture en perspective, à la lumière ambrée de la lampe, en hiver, ou dans un fauteuil face au soleil. Comme je savoure ces douces journées-là !

Mes trouvailles d’aujourd’hui :

Piazza d’Italia Antonio TABUCCHI

La petite danseuse de quatorze ans Camille LAURENS

Juste avant l’Oubli Alice ZENITER

Bizarre ! Bizarre ! Roald DAHL

Comme une valse Dorothy PARKER

Les roses fauves Carole MARTINEZ

Café Vivre Chroniques en passant Chantal THOMAS

Les petits bonheurs Bernard CLAVEL

Pierre 1er TOLSTOÏ

 

 


vendredi 10 mars 2023

Plaisir de la pluie

 



            Entendre tomber la pluie est une bénédiction, surtout quand on n’a pas à l’affronter avec le vent qui souffle rageusement cet après-midi. J’aime les jours de pluie quand je suis au chaud à travailler, lire ou écrire. Je bénis la pluie quand on l’a attendue de longues semaines et que son absence rimait avec le spectre de la sècheresse. La pelouse commençait à jaunir ; du jamais vu en cette saison en Picardie ! 

            La pluie, la neige, l’automne et l’hiver font partie de mes « totems » de lectrice et d’auteur. J’aime lire leur évocation dans les livres, j’aime écrire sur ces thèmes-là. Et j’ai une prédilection pour les tableaux et les dessins convoquant la neige.  Je suis née une froide nuit de janvier et j’ai de lointains ancêtres russes. Sans doute faut-il y voir une trace ? Plus concrètement, ma sensibilité s’est, dès l’enfance, nourrie des tableaux des peintres flamands et, à l’adolescence, d’une appétence pour la littérature russe.


            Occasion de présenter un superbe livre découvert lors d’un salon du livre à Paris il y a quelques années. Imprécis de la pluie, d’Yvette Rodalec[1]. Une pépite ! Cet ouvrage est une anthologie de textes (poèmes et extraits de romans) d’une grande variété, qui rassemble des auteurs d’hier et d’aujourd’hui, français ou étrangers. Impossible de les citer ; il y en a plus de soixante-dix. Aucune austérité ni sentiment de lassitude au fil des pages car l’iconographie et la typographie sont particulièrement soignées et riches. Le mot se fait dessin, habille la page. Notre regard savoure des estampes, des tableaux impressionnistes, des lavis, des encres de Chine, des collages, des photographies, des aquarelles.


            C’est un livre qui nous éclabousse, nous vivifie, que l’on parcourt à grandes enjambées de randonneur ou dans lequel on musarde au hasard des pages. Un livre de chevet ou de salon. Qui apprécie la compagnie d’une tasse de thé et d’un feu de cheminée. Un livre d’hiver pour se réconcilier avec les frimas. Un livre d’été pour s’enivrer de terre chaude et mouillée. Un livre qui loue un bien ô combien précieux et dont nous ne mesurons pas toujours sa vitale nécessité. Vive la pluie ! 




[1] Yvette RODALEC Imprécis de la pluie, 2016, Éditions Dialogues 



samedi 25 février 2023

Douceur hollandaise

 



                La datcha n’a ouvert ses fenêtres depuis longtemps. Sa propriétaire était par monts et par vaux. Un week-end en Belgique pour le salon du livre de Tournai. Ambiance sympathique, des dédicaces en série le samedi, mais point une seule le dimanche. Puis quelques jours à Amsterdam pour y rencontrer un grand maître de la peinture, Vermeer, à qui le Rijksmuseum rend hommage. Vingt-huit œuvres présentées sur les trente-sept qu’a réalisées le peintre.

           Découvrir (ou retrouver) Vermeer, c’est d’abord un voyage dans le temps, c’est pousser la porte d’une de ces maisons de briques brunes qui se mirent dans un canal ou se tapissent dans une venelle. C’est être enveloppé d’emblée d’une quiétude domestique. Faire un pas sur le carrelage à damier blanc et noir. Attention, on pourrait presque se prendre les pieds dans les savates de la servante ou son balai, à moins que ce ne soit contre la viole de gambe, négligemment posée au sol.

            Ici, on joue du virginal, là de la guitare. Les notes délicates, nonchalamment pincées ou coulées dans la mélodie avec assurance – on ne le saura jamais – se diluent dans la lumière ambrée du salon. Tout à sa musique, l’artiste ne soupçonne pas notre visite inopinée. Mais parfois la dernière note se fragmente dans le silence de la surprise. La musicienne tourne la tête vers nous, avec un sourire sans connivence, sans chaleur, presque énigmatique. Ce n’est pas nous qu’elle voit. Le maître ? Elle poserait, tout simplement, comme nous autres le faisons devant l’appareil photo. Pas si sûr car il y a dans la sérénité de la pose l’esquisse d’une histoire en suspens. 




                                                             Source: Internet 

            Il n’y a qu’à surprendre les lectrices de Vermeer pour en avoir la certitude. Notre présence est indésirable. On a poussé sans vergogne la tenture d’une porte et l’on se fait voyeur. Nous lisons une conversation muette entre une servante et sa maîtresse. Nous tentons de happer les songes intimes des lectrices seules. Vermeer peint les pensées : la concentration, la perplexité, la satisfaction, le soulagement. L’urgence. Vite, ouvrir cette missive. Vite, laisser courir la plume sur le papier. Alors on s’éloigne sur la pointe des pieds pour ne pas déranger. Une bonne odeur de lait chaud nous convie à l’office. L’opulente laitière verse le laitage dans la jatte de grès vernissée. Il n’est pas l’heure du repas. Lumière matinale ou vespérale ? La clarté, sobre, presque crue, qui émane de la fenêtre irise le front de la soubrette, s’accroche à la cruche bleue et diamante les rustiques morceaux de pain. Laissons-la finir son travail. Il se murmure qu’elle prépare une sorte de pudding. Et soudain un scrupule nous traverse l’esprit. Pourquoi en faire une servante ? Qu’en sait-on, in fine ? Soit, l’on vient de quitter le salon cossu de ces dames. Si Vermeer peint la ville et ses intérieurs bourgeois (très peu la campagne, dans une œuvre de jeunesse), pourquoi n’aurait-il pas choisi d’honorer une fille du peuple, une citadine de la classe laborieuse mais pas dans le dénuement ? Vermeer nous donne à voir l’opulence matérielle et intellectuelle de ce siècle d’or hollandais : mantelets de velours, tentures de laine, instruments de musique, mappemondes, livres, coffrets laqués, perles et dentelles. Mais la noblesse du quotidien ne se trouve-t-elle pas aussi dans ce pichet de lait crémeux, prémices d’un bon repas ? Avant de quitter cette maison chaleureuse, jetons un dernier regard par la fenêtre, entre le maillage de plomb qui tient les verres teintés.  Dans la rue, devant une maison de briques à fronton en escalier, deux enfants agenouillés, jouent devant un banc. Une servante ravaude du linge dans l’encadrement de la porte, à la lumière du dehors. Une autre, au fond de la cour, lave quelque chose dans un baquet. Bientôt nous aurons rejoint la rue, silencieuse et tranquille. 

   

                                                   Source: Internet


            Eh non ! Nous quittons le Rijksmuseum et retrouvons la frénésie du carrefour devant le musée, des cohortes de bicyclettes longent les voitures, les badauds vont et viennent. Mais nous n’avons pas long à faire pour retrouver la sœur jumelle de la ruelle de Vermeer. Suivons ce canal, au hasard de nos pas, et nous y sommes. Tiens, ne serait-ce pas Vermeer là-bas, avec sa culotte de velours noire bouffante et ses bas rouges ?


samedi 28 janvier 2023

Souvenirs

 

 


 

                        Souvenirs


         J’ai une mémoire bas de laine

         En coq de clocher

         Qui girouette au gré des vents contraires

         J’accumule, j’entasse, je serre

         Des fleurs de pavé      ciment mandala

         Une carafe de café

         L’échanson des songes

         Me sert un sirop suranné

         À la fenêtre cénotaphe

         Une mouche renversée

         Zézaiement

         Marie Brizard

         On va trinquer

         Je ne sirote que l’étiquette

         Mots sans alcool pour la fillette

        J’accumule, j’entasse, je serre

         Des objets sans âme

         Mânes oubliés

         Une bobine de fil Au Chinois

         Chinoiserie

         Qui moissonne l’antan

         Et maisonne en moi

         Un quinquet de laiton

         Qui oscille au clou

         Feu éteint

         J’ai suivi Ariane

         Mémoire     mon labyrinthe et ma manne

  

                   Nathalie Boniface-Mercier  juin 2018

 

 

 


 


vendredi 13 janvier 2023

Légitimité

 


            Ecrire apaise. Être publié soulage. Être lu réjouit. L’écrivain vivrait-il alors sur un petit nuage ? Autre version : Écrire tourmente. Être publié inquiète. Être lu préoccupe. Qui que l’on soit, écrivain de l’ombre ou des plateaux télé, nous sommes tous confrontés à cette palette schizophrène de sentiments. Une montagne russe d’inquiétudes, de joies et de scrupules. Je lisais il y a peu une interview de Pierre Lemaître[1] dans laquelle il disait : « Cette distinction[2] calme ma crise de légitimité, sans la faire taire. Elle est encapsulée dans mon histoire, je l’emporterai dans ma tombe. » Et à propos de chaque nouveau livre : « Le livre que j’écris est-il à la hauteur de la promesse des autres ? Question permanente et récurrente. Je suis toujours envahi par le doute. Je n’arrive pas à gagner en confiance. […] » Coquetterie d’un auteur qui a rencontré le succès ? Je suis persuadée que non ; l’auteur est assurément sincère.

             Cela dit, Pierre Lemaître n’a plus l’inquiétude du nombre d’exemplaires vendus. Affres dans lesquels les écrivains de l’ombre se débattent. Votre serviteur ne peut se targuer de dizaines de milliers d’exemplaires vendus, bien sûr. Alors, ça se vend bien ? me demande-t-on parfois. Que répondre à cela ? Les chiffres sont subjectifs. Et, en moi, ce fond de discrétion, de réserve qui tient à mon éducation judéo-chrétienne. J’ai la pudeur de taire des échecs mais aussi mes réussites. Échecs relatifs, réussites relatives, du reste. Aussi, sur la toile narcissique des réseaux sociaux, fais-je un pas en avant, un pas de côté. Coquetterie de ma part ? Peut-être. C’est le bon droit des discrets et des gens ordinaires, non ? On se fabrique les remparts qu’on peut. Et je crois bien que, parfois, j’en suis encore à éprouver un relent de scrupule quand j’écris le mot écrivain à mon sujet. Ah cette légitimité du statut d’auteur ! Elle est tellement galvaudée ! Disons qu’au moins je suis une tisseuse de mots. Et que toujours il faut se remettre au métier à tisser. Pénélope défaisait la nuit ce qu’elle avait tissé le jour pour refouler les prétendants. Moi, je détisse quand ce n’est pas assez bon pour mes exigences, je retisse inlassablement. Destins tragiques de princesses, L’Engrangeoir sont maintenant sortis de l’atelier. Mes livres précédents aussi. À d’autres mains de s’en saisir, celles de mes lecteurs. Et moi, dans l’ombre, je fais courir opiniâtrement ma navette de couleurs dans la trame d’une nouvelle histoire.



[1] La Croix L’hebdo samedi 7, dimanche 8 janvier 2023

[2] Le prix Goncourt 2013 pour le roman Au revoir là-haut.


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