J’entamais
hier soir un nouveau roman avec la joie, jamais épuisée, de tenir entre les
mains un livre et de sentir sous les doigts le grain si particulier des
couvertures brochées des éditions Grasset. À l’œil nu, le papier cartonné jaune
est légèrement strié et ces sortes de « cannelures » ou de rayures en
relief, très discrètes, sont perceptibles à la caresse du pouce sans ôter un
effet lisse et doux. Petit bonheur de lecteur que la liseuse ne pourra jamais
rendre ! J’aime les livres brochés quand leur reliure est souple car on entre
dans les pages du livre comme un marcheur fend la plaine au grand air, comme un
plongeur s’immerge dans l’eau. Avant d’être un horizon déployé, un monde
découvert, un livre est un objet qui produit des sensations physiques. La
lecture a quelque chose d’organique.
Lors
d’un déjeuner de famille, ce week-end, nous évoquions, deux tantes, une cousine
et moi, notre rapport aux livres, à nos achats. Tante A. disait sa satisfaction,
poussée par l’impatience, d’acheter en version brochée des nouveautés. Tante M.
disait se rabattre plutôt sur les livres de poche (qu’elle peut acheter de
façon compulsive) mais admettait le plaisir à mettre la main sur une nouveauté
brochée en librairie ou à la bibliothèque. L’une boudait les bibliothèques ;
mes livres sont à moi ! L’autre les louait. On ne peut pas tout acheter !
Les bibliothèques sont des mines, des lieux d’exploration. Et ma cousine de
rétorquer : Sitôt lu, le livre, je le donne ! Il faut que ça circule
un livre. Son visage exprimait à lui seul la générosité du don, elle parlait
comme si les livres tombaient de ses lèvres. Sa voix était gourmande de plaisirs,
d’envies de partager. Et moi ? Je me reconnaissais dans toutes les trois. Quand
on aime les livres, on est souvent un peu ce lecteur multiple, tiraillé entre le
désir égoïste de possession et celui, altruiste, de convier autrui à nos
découvertes pour que l’histoire ressuscite sous d’autres yeux et d’autres
cieux, pour qu’inlassablement les mots perdurent, courent de chevet en chevet, de
fauteuil en fauteuil.
Nous
devisions joyeusement, le rosé dans nos verres avait saveur d’été à venir, des
noms d’écrivains fusaient comme des millésimes à déguster.
Derrière moi, une bibliothèque remplie de livres déclinait des titres. Ouvrages
qui furent en leur temps le dernier Éric-Emmanuel Schmitt, le dernier
Daniel Picouli. Dévorés et gardés. Peut-être partagés. Et je songeai alors
à ces écrivains renommés dont les livres essaiment à travers le pays et sous d’autres
latitudes. Une seule histoire, démultipliée à l’envi par la production des
exemplaires imprimés. Une seule histoire, acquise par les uns et les autres. Des
auteurs plus ou moins connus et qui, pourtant, rejoignent une bibliothèque personnelle
unique car personne ne possèdera jamais la même. Rien de plus intime en effet
qu’une bibliothèque constituée au fil des ans. Rien de plus singulier que la
circulation des livres prêtés, donnés ou offerts.
Et
je rentrai de mon week-end en famille avec deux livres. Qui passèrent du
guéridon du salon de tante M. à ma valise. Un chien à ma table[1],
qu’elle m’offrait. Maïmaï, l’ombre du chardon[2],
qu’elle me prêtait seulement. Inutile de vous dire que ma chronique ne saurait
restituer la tonalité de la voix qui donnait et celle de la voix qui prêtait. L’enthousiasme,
l’effusion du partage et cette inexprimable touche de résistance amoureuse du
désir de voir revenir l’objet aimé !
[1] Un
chien à ma table Claudie HUNZINGER Editions Grasset, 2022
[2] Maïmaï,
l’ombre du chardon Aki SHIMAZAKI Editions Babel 2022
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