samedi 24 septembre 2022

Ce qu'elles se sont dit

 

 Source: Internet


Dans notre société où la mort s’est faite bien discrète, parce que jugée impudique, l’actualité de ces derniers jours, avec les funérailles de la reine Elizabeth II, l’a mise sur le devant de la scène. Et a révélé d’étonnants paradoxes. Des milliers de gens, britanniques ou pas, pleuraient une vieille dame dont la disparation n’avait en soi rien de tragique ni de révoltant au regard des décès d’enfants à cause des conflits et des famines. Néanmoins, par un surprenant transfert, de nombreux anonymes ont avoué avoir perdu leur « granny ». Et les médias n’ont eu de cesse de présenter la reine d’Angleterre comme l’universelle grand-mère. Distorsion d’un arbre généalogique royal qui pourrait prêter à sourire mais qui a volontiers remporté une bienveillante adhésion, derrière laquelle, je le reconnais, je me retrouve. Inconsciemment, cela en dit long sur le pouvoir de soumission délibérée qui unit le peuple à son souverain. Un cordon ombilical insécable, en quelque sorte.

Il est vrai que la famille royale d’Angleterre cultive avec maestria cette allégeance – ou du moins cet attachement – à leur royaume et à leurs personnes. Elizabeth II a donc offert au monde entier un spectacle unique, magnifique, grandiose, orchestré avec talent. Si habituellement les obsèques, quoique publiques, restent cantonnées à la sphère du privé de par la présence de la famille, d’amis ou de relations, celles de la souveraine ont été déployées dans le monde entier via la télévision. Et les caméras intrusives ont restitué en temps réel les moments de recueillement et les cortèges funèbres – de Balmoral à Londres en passant par Edimbourg – donnant l’impression d’une démultiplication du rite des obsèques, généralement célébré dans le temps resserré d’une journée. L’intime a été rendu visible, partagé. Comment oublier le visage triste des enfants de la reine derrière ou autour de son cercueil ?

Pourtant l’iconique monarque est décédée dans la plus stricte intimité, chez elle à Balmoral. Quelles ont été ses dernières heures, ses dernières minutes ? Nous ne le saurons jamais et n’avons pas à le savoir. Sa fille Anne était à ses côtés, nous ont dit les journalistes. Là s’arrête l’information. Dans le silence feutré d’une chambre à coucher, une mère et une fille ont échangé ce qui touche à l’humaine condition dans ce qu’elle a de plus noble et d’universel, qui met sur un pied d'égalité le pauvre et le riche. Ce qui fait l’insondable diversité de l’âme, autour de la peur, l’inquiétude, la dignité, la souffrance physique, l’amour, l’émotion, la pudeur.

À l’époque où des gouvernements légifèrent sur le droit des hommes à disposer d’eux-mêmes sur l’heure de leur mort, sur l’injonction des hommes à remplacer les Parques et couper d’autorité les fils, ne fermons pas les yeux sur l’humilité nécessaire de tout être humain vers ce grand saut dans l’inconnu qui fait si peur. Sur son lit de mort, Elizabeth n’avait pas de couronne mais la même âme que chacun d’entre nous. Certes, elle est partie sans grandes souffrances physiques, sans une pitoyable déchéance du corps et à un âge vénérable. Certes. Mais l’infime point de bascule qu’elle a connu est le même pour tous, quand la mort frappe de plein fouet notre lucidité. Et je conclurai sur cette très belle image que la reine nous a offerte dans ces derniers jours. L’image de ses mains bleutées, gagnées par les hématomes, signe patent de sa faiblesse et de sa vieillesse. Des mains dignes, dans leur plus humble condition, sans joyaux. Les mains de nous tous qui sommes frères et sœurs.

 

dimanche 18 septembre 2022

Trouver du temps pour écrire

 


Photo de J. Mercier

Trouver le temps pour écrire. Cela semble couler de source puisque j’ai la chance de travailler à temps partiel. Et pourtant les heures libérées ne sont pas toujours propices à l’écrivant. Cette période de rentrée est bouillonnante même si les dernières chaleurs incitent encore à la nonchalance. Les premiers fruits de l’automne sont à ramasser, au sens propre – les pommes abîmées attendent le couteau pour la compote – et au sens figuré : projets professionnels à bâtir, inscriptions, réservations, invitations, rendez-vous divers, jardinage. Trouver le temps pour écrire. Je prends quelques notes, idées pour la Datcha, mûrissement du roman en cours, mais rien de déployé, d’abouti. Le concret m’habite, occupe mes jours, l’insignifiant requiert mon attention – observer le chat des voisins sur le mur du jardin, chercher une recette – et je songe à mes années de jeunesse où je me levais les samedis et dimanches à sept heures en plein hiver pour écrire et savourer la montée de l’aube. Les élans se perdent-ils ou se laissent-ils plus facilement grignoter par l’indolence de l’âge ? À moins que le glissement d’une saison à l’autre ne distille en nous le désir de retenir le temps ? L’automne a toujours été pour moi une dualité entre l’abondance et le déclin. Un vecteur d’énergie car les lumières ambrées, les matins frais et humides, les derniers verts de la nature, les parfums de terre stimulent. Mais aussi une invitation à l’abandon. Les brumes matinales enveloppantes et le crépuscule poussent au lâcher prise et au repli à la maison.

Si le véritable automne n’a pas encore apposé son sceau sur le calendrier, ses signes annonciateurs sont déjà là dans ma terre picarde. La bignone du jardin s’est parée d’ocres et la pluie, tant espérée l’été, se fait coutumière, insolente. Mais au creux des jours, le temps semble s’être comme suspendu à l’heure anglaise. La reine Elizabeth II s’en est allée et, toutes frontières abolies, c’est le balancier des horloges qu’on a arrêté, alors que grondent encore la frénésie et la folie du monde.


samedi 10 septembre 2022

Alouette, gentille alouette

 

                                        Source: Internet

                                         

En me promenant dimanche dernier dans les champs, j’ai réalisé qu’aucune alouette n’occupait le ciel, au-dessus des blés moissonnés, de son vol si particulier, à la fois statique et frénétique. Le chant des alouettes a toujours été pour moi synonyme de l’été à la campagne. Sa mélodie se déploie dans la douceur de l’air, elle habite le bleu du ciel, l’ocre des chaumes. On entend la trille joyeuse de l’oiseau avant même de le voir.

Ce dimanche, ciel et terre sont silencieux. Mais où sont les oiseaux ? L’agriculture intensive, avec l’usage récurrent de ses pesticides, a, on le sait, des effets nocifs sur le monde aviaire. Le fauchage des cultures, plus précoce du fait du réchauffement climatique, contribue aussi à l’extinction de l’espèce car cela détruit la nidification des alouettes, laquelle se fait jusqu’au début du mois de juillet. La sècheresse de ces derniers mois leur a peut-être aussi été fatale. Sans compter les incendies. L’espèce est en déclin, moins 4% ces dix dernières années.

Comme sont loin ces années d’insouciance où l’homme n’avait cure du devenir d’espèces animales. Nos oiseaux des champs et des bois pullulaient et des générations d’hommes les faisaient passer à la marmite ou à la broche ! Pratiques qui ont de quoi surprendre nos estomacs d’aujourd’hui. En me promenant, il m’est revenu à l’esprit un texte de Jean Giono. Egalement un souvenir d’enfance de Marie Rouanet qui racontait, dans Nous les filles, les repas des dimanches soirs, quand sa mère faisait mijoter les alouettes tuées par le père. Dîners de besogneux qui trouvaient leur provende dans la nature nourricière.

Premières années du 20ème siècle. Jean Giono, enfant, accompagne ses parents, cordonnier et blanchisseuse, chez des amis paysans qui leur offre le traditionnel déjeuner au lendemain du nouvel an.  C’était chaque fois pareil, mais c’était chaque fois magnifique. Notre repas de midi était une immense galimafrée de « petites bêtes » : petits oiseaux, moineaux, pinsons, rouges-gorges, rossignols, courlis, pluviers, alouettes, grives, merles, râles d’eau, bergeronnettes, roitelets, hoche-queues, culs-blancs, bouvreuils, cailles, mésanges charbonnières, chardonnerets, coucous, loriots, verdioles, mélangés avec quelques grosses pièces : bécasses, bécassines, poules d’eau, et même cet oiseau excellent en toutes sortes que je n’ai jamais plus trouvé qu’ici : des coquecigrues. La coquecigrue (c’était peut-être un simple geai) était le triomphe de Romuald. [1]

            Quand on sait la propension naturelle de Jean Giono à fabuler, on ne peut s’empêcher de songer qu’il s’est laissé emporter par la plume au regard d’une telle liste ! D’autant plus que certaines espèces, migratoires, n’occupaient certainement pas le ciel provençal quand ledit Romuald chassait en plein hiver. Et la coquecigrue est une invention rabelaisienne ! Quant à moi, je goûte ce florilège d’espèces aviaires par le plaisir des mots. Aucunement par celui de la bonne chère. Notre sensibilité d’aujourd’hui va à l’amour pour rouges-gorges, chardonnerets et mésanges  – je ne peux citer tous ces amis du jardin  – et non à l’idée de les consommer.

           



[1] Jean GIONO, « La partie de campagne », La chasse au bonheur (Gallimard 1988, recueil de chroniques rédigées pour des journaux entre 1966 et 1970)


jeudi 1 septembre 2022

Rentrée des classes

 

                                          Fontenay-Le-Comte, département de la Vendée.


 De la porte placée dans un angle, je vis en face de moi, au fond de la salle, une grande cheminée où montait le tuyau d’un poêle ; le long des trois autres côtés, les écoliers, assis sur des bancs sans dossiers, ni tables, tenaient une planche sur leurs genoux, leur planche à écrire, percée en haut d’un petit trou où passait une ficelle qui la suspendait au mur, la classe finie. Les trois fenêtres – à petits carreaux – étaient placées au côté nord de la salle ;  […]. Les murs étaient de torchis, lavés à la chaux ; le sol, de terre battue, ondulait légèrement.

            Le maître vint au-devant de moi ; il me prit par la main – tout le monde me prenait par la main, ce jour-là – ,  et me conduisit au bord de la classe, près de la place qu’il occupait ; il siégeait à droite de la cheminée sur l’unique chaise et devant la table unique de l’école.

            Pendant cette première classe, il ne me donna rien à faire ; je regardai travailler les autres. Ils étaient une vingtaine, que je connaissais tous, bien entendu. Ensemble, nous jouions sous la halle à tous les jeux où l’on se bat et où on crie. Ensemble, à la nuit tombante, nous allions tirer la sonnette des sœurs, sur un haut perron, que nous montions à pas étouffés, pour dégringoler bientôt à fracas de sabots, par peur de voir apparaître la cornette blanche et le long voile noir d’une de nos « tantes », comme on appelait chez nous les religieuses. […]

À l’école, mes camarades, assis et silencieux, me paraissaient devenus d’autres personnages, et moi-même je me trouvais tout changé. Je perçus pour la première fois le sentiment de la discipline qui naissait de la crainte certainement ; sur la table du magister s’allongeait une baguette dont nous connaissions l’usage.

Un de mes camarades, après s’être assuré d’un coup d’œil que le maître ne regardait pas de son côté, m’adressa, du banc d’en face, une grimace qui peut-être voulait dire : « Te voilà pris, toi aussi ! »

Ernest LAVISSE, Souvenirs, Editions Calmann-Lévy, 1912

 

Ernest Lavisse est né en 1842 et mort en 1922. Historien, il est l’auteur de nombreux ouvrages scolaires qui ont accompagné des générations d’écoliers. Il inaugure son autobiographie, Souvenirs, par l’évocation de sa toute première rentrée des classes, en 1848, dans la commune de Nouvion-en-Thiérache, en Picardie.


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