mercredi 19 avril 2023

Voyage en Grèce sans quitter son fauteuil

 

                                      Mycènes Source Internet : site Grèce bleue. net

              Par une froide après-midi picarde aux relents d’hiver, on rêve volontiers de voyage sous des cieux cléments. Et il suffit de peu pour voyager. Un fauteuil confortable et un bon livre. En quelques pages tournées, me voilà en Grèce. C’est un pays où je ne suis jamais allée. Mais les bons livres ont ce pouvoir de concurrencer les lignes aériennes si prisées de nos contemporains. Avec Michel Déon, je viens d’accoster dans le port de l’île de Spetsai (Spetses en grec moderne), dans le golfe de Nauplie (également appelé golfe argolique). L’écrivain y loua une maison de janvier à mai 1960 ; il relate sa vie quotidienne au contact des habitants et au gré de ses découvertes de sites antiques du Péloponnèse, tels que Mycènes, à une époque tranquille, loin des hordes de touristes. Outre le style savoureux de l’auteur, c’est aussi le témoignage personnel et désuet qui me fascine. Loin des images léchées et standardisées pour touristes d’aujourd’hui. Ce n’est pas mon premier voyage littéraire en Grèce. Homère, bien sûr ! Mais, plus près de nous, Jacques Lacarrière, et, Andrée Ferrier-Mayen – inconnue du grand public –, dont le récit autobiographique La Terrasse me fit délicieusement voyager.

            Être en Grèce avec Michel Déon, c’est respirer les parfums : « C’est le soir seulement que monte vers la terrasse l’odeur fraîche du citronnier chargé de fruits. Le jour, l’île sent le thym et la menthe. » Et l’on sentirait presque la mer sur les loques du vieux marin Spiro, lequel ne change pas de pantalon au grand dam de sa fille, parce qu’il va voir « son camarade Michel » qui sait qu’il « est pauvre ». On hume le parfum de l’anis au café où l’on sirote l’ouzo, celui des calamars grillés et de bien d’autres mets qui ponctuent le récit car l’écrivain fait honneur aux repas de ses nouveaux amis, notamment aux grandes fêtes chrétiennes. Les femmes sont courageuses, les hommes, indolents. On marmonne parfois du français, de l’anglais ou de l’espagnol, remâché de vieux souvenirs pour qui s’est exilé un temps. L’eau clapote sur la coque des caïques. Le petit port est un théâtre des destins. On y croise Maïa, la milliardaire, qui revient au pays, offre de la viande aux pauvres et joue aux cartes dans les café, Phil M., peintre américain neurasthénique qui ne peint que des phallus, Michaelis qui « souffre d’une affection chronique : une inguérissable inappétence au travail.», le môme Vangeli, marchand de cacahuètes et d’amuse-gueule quand il n’est pas cireur de chaussures ou porteur de bagages, as de la filouterie pour ne pas donner à son ivrogne de père la recette du jour, Madame Bouboulis,  « marquise de Grand-Air » qui se promène en fiacre à heure fixe, le coiffeur Panayotis,  grandiloquant dans ses hommages « Ah ! La France ! Cyrano de Balzac ! » et l’homme de lettres Jacques Chardonne, ami de Déon, venu séjourner là pour aérer ses aigreurs de mari désenchanté.

            Déon lit Thrássos Castanakis et Nikos Kazantzakis. Il arpente les antiques cités : Mycènes, Kiladia et l’île d’Hydra.

« Au passage, nous nous sommes arrêtés de nouveau à Mycènes. Il y pleuvait et, plus que jamais, l’étrange place forte se confondait avec sa toile de fond. Il a fallu arriver le nez dessus pour que les murailles se détachent de l’ensemble, que le relief se révèle et que la porte des Lionnes découpe, soudain, une échancrure dans le ciel gris, zébré d’éclairs. Il tonnait à ébranler le monde. Un fracas assourdissant roulait sur le flanc des deux falaises de granit qui encadrent Mycènes. Les Erinnyes broutantes avaient disparu, avalées par des grottes, cachées peut-être dans l’infernal escalier de Perséia dont la descente de quelques marches suffit à glacer d’angoisse. La pierre et la terre fumaient. Au fond des tombeaux d’Agamemnon, d’Electre et de la malheureuse Cassandre, croupissait une eau brune. Pas une âme. C’était la solitude, le désert, la malédiction retrouvée comme si certains crimes, dépassant la mesure humaine, ne relevaient plus que de l’éternelle vengeance immanente. » (Extrait du chapitre Nauplie, 3 mars)           

            Honnêtement, comment avoir envie de visiter Mycènes sous un ciel de plomb, envahie de touristes souriant pour un selfie grossièrement calé sous la coupole de la tombe de Clytemnestre (certes jamais enterrée là) et qui se contrefichent de savoir pourquoi ladite reine a du sang sur les mains ?  Mycènes, sous la plume de Michel Déon, vit encore de l’implacable fatum

samedi 8 avril 2023

Au gré des joies et des morosités

 

                                  Résurrection; élément de retable. Albâtre polychrome, 15ème siècle. 
                                  Musée des Beaux-arts de Lille.
                                  


            À la Prévert ou en version patchwork, quelques touches de la semaine écoulée. Au gré des joies et des morosités. Les muscaris foisonnent dans le jardin et les jacinthes sauvages commencent à éclore. C’est un jardin bleu. Mes poétesses en herbe du club poésie, au collège, ont levé le nez dans les nuages ; en vers, avec ou sans rimes, elles ont rassemblé les nuages qui font venir la pluie. Nuages acrobates, royaux, à l’envers, malchanceux ou bienheureux… car la poésie pose du beau sur nos noirceurs, de la fantaisie sur nos angoisses. L’eau, source de vie, est si belle dans la jarre de la Samaritaine au puits. Mais bien laide quand elle fait l’objet de spéculations, quand elle est un dû pour les insouciants du monde ou quand elle est prétexte à des violences déconnectées de toute humanité. Alors, faut-il, parfois, couper le robinet parce que les remous du vaste monde nous enlisent dans un marais putride ? Où trouver l’équilibre entre désintérêt égoïste, indifférence, désaveu et lucidité, indulgence, empathie ? Nous sommes si souvent de bien piètres citoyens et n’avons pas ou plus l’intelligence, le courage et l’audace d’une Sévérine (1855 – 1929), femme de lettres, journaliste et féministe, que j’ai découverte cette semaine par le biais d’une brillante conférence donnée à l’Université de Picardie Jules Verne.

            Quand l’âme souffre trop des blessures du monde, la maison, la datcha, le foyer, le home sweet home, sont-ils les seuls paravents sur nos peines ? Le paravent cache la misère et l’indigne mais n’efface pas ce qu’il soustrait. Il nous faut donc sortir de nos carapaces. S’engager. Si les combats syndicaux s’essoufflent, ont leurs limites, ou parfois leurs dévoiements, où se tourner ? En cette semaine Sainte, posons les armes de nos aigreurs, les boucliers de nos inquiétudes et tournons-nous vers l'Espérance. Mardi soir, lors de la messe chrismale, la cathédrale d’Amiens était pleine à craquer – et il y avait beaucoup de jeunes, d’étudiants ! – ; ce soir, le Feu nouveau sera allumé sur les parvis des églises pour la veillée pascale et les chrétiens se transmettront ces petites flammes en une procession de cierges. Et l’on lira ce texte du prophète Isaïe que j’aime tant :                      

De même que la pluie et la neige descendent des cieux

et n’y retournent pas sans avoir arrosé la terre,

sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer

pour fournir la semence au semeur et le pain à manger,

ainsi en est-il de la parole qui sort de ma bouche,

elle ne revient pas vers moi sans effet,

 sans avoir accompli ce que j’ai voulu

et réalisé l’objet de sa mission[1].

Et que ceux qui ne mangent pas de pain-là ou ont une autre religion trouvent la paix dans leur cœur et un espoir pour le monde dans la poésie, dans l’amitié, dans les écrits qui les nourrissent.



[1] Isaïe, 55, 10-11


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