vendredi 17 juin 2022

Vous reprendrez bien un peu de créole

 



            Je dois à deux amies ma découverte récente de la littérature antillaise, malgré un séjour il y a presque trente ans en Martinique et qui me fit alors lire, sans émoi particulier, Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, sans doute parce que j’en fis une lecture obligée, par égard pour cette île que j’avais visitée. Je fus toutefois sensible à l’inventivité de la langue créole populaire que je découvrais, et qui à l’époque, me semblait à mille lieux de ce que la littérature patentée pouvait véhiculer. J’avais succombé au charme du décollage, lexicalement parlant, car je ne fus pas adepte dudit décollage –   entendez par-là le ti punch matinal – mais plutôt de son pendant vespéral, l’apéritif, qui n’avait pas l’honneur d’une métaphore. Par une inexplicable loi de la mémoire, capable de stocker des informations futiles, je retins le beau nom de matoutou-falaise. Serait-ce parce que j’avais tant craint d’en rencontrer une, toute velue, arachnéenne sorcière que le commun nomme la mygale ?

            Des années plus tard, une amie m’offrit Texaco de Patrick Chamoiseau. Oui, je connaissais de nom l’auteur et le titre du roman. Non, je ne l’avais jamais lu. Ce fut un énorme coup de cœur. Goûter au style de Patrick Chamoiseau, c’est être invité à un banquet de pays de cocagne et croquer ci et là des mots les plus inattendus, les plus fondants, les plus piquants. À travers le récit d’une vieille créole, mémoire vivante du quartier populaire de Texaco, à Fort-de-France, c’est toute l’histoire d’un peuple autochtone, dans sa dignité, ses bassesses et son ingénuité, qui est raconté. La vieille câpresse brosse le quotidien en une langue pleine de fantaisie, de créativité, suggestive, ironique, désopilante qui peut coutelasser les vents, où se côtoient les nègres isalopes, les koulis, les milâtes qui fraient parfois avec les békés de l’En-ville, mammans-bijoux qui parlent par caquètements de poules froides. Chez Chamoiseau, on s’appelle Nelta-des-cyclones, Nelta-des-jours-fleurs, Nelta-la-Toussaint ou Nelta-chantant-noël, mais aussi Idoménée, Jubot-la-Gale, Sérénus-Léoza, Alcibiade. Il y a la saison des pluies et la saison Tête-Folle, quand le soleil chauffe cruellement sur le toit de tôle de la bitation. Alors les jurons fusent : La-peau-sale ! Coucoune-santi-fré ! Fourmis-cimetière ! Calamité publique ! Capital-cochonnerie !

            Heureux clin d’œil du hasard, une autre amie m’offrit deux ans plus tard Une enfance créole, Antan d’enfance, récit autobiographique de Chamoiseau. Je me replongeai avec délice et le même étourdissement dans la mosaïque lexicologique de cet auteur de génie. La langue de Chamoiseau et les idiomes créoles sont l’antidote de la neurasthénie ; ils fouettent l’esprit, entretiennent la joie. Les livres de Chamoiseau, de Rabelais et Colette sont de ceux qu’on devrait laisser en permanence sur la table de nuit ou dans le sac à main pour en croquer un quignon à toute heure.

            Alors, à défaut d’être des zizines-voleurs-poules ou des diablesses à talons, vous reprendrez bien un ti-punch : C’était un temps où la langue créole avait de la ressource dans l’affaire d’injurier. Elle nous fascinait, comme tous les enfants du pays, par son aptitude à contester (en deux trois mots, une onomatopée, un bruit de succion, douze rafales sur la manman et les organes génitaux) l’ordre français régnant dans la parole. Elle s’était comme racornie autour de l’indicible, là où les convenances du parler perdaient pied dans les mangroves du sentiment. Avec elle, on existait rageusement, agressivement, de manière iconoclaste et détournée. Il y avait un marronnage dans la langue. Les enfants en possédaient une intuition jouissive et l’arpentaient en secret, posant leur être en face des grandes personnes, dans la particulière matrice de cette langue étouffée. (Pages 68 et 69, Editions Folio)

 

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