Je
dois à deux amies ma découverte récente de la littérature antillaise, malgré un
séjour il y a presque trente ans en Martinique et qui me fit alors lire, sans
émoi particulier, Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, sans
doute parce que j’en fis une lecture obligée, par égard pour cette île que
j’avais visitée. Je fus toutefois sensible à l’inventivité de la langue créole
populaire que je découvrais, et qui à l’époque, me semblait à mille lieux de ce
que la littérature patentée pouvait véhiculer. J’avais succombé au charme du décollage,
lexicalement parlant, car je ne fus pas adepte dudit décollage – entendez par-là le ti punch matinal – mais
plutôt de son pendant vespéral, l’apéritif, qui n’avait pas l’honneur d’une
métaphore. Par une inexplicable loi de la mémoire, capable de stocker des
informations futiles, je retins le beau nom de matoutou-falaise.
Serait-ce parce que j’avais tant craint d’en rencontrer une, toute velue,
arachnéenne sorcière que le commun nomme la mygale ?
Des
années plus tard, une amie m’offrit Texaco de Patrick Chamoiseau. Oui,
je connaissais de nom l’auteur et le titre du roman. Non, je ne l’avais jamais
lu. Ce fut un énorme coup de cœur. Goûter au style de Patrick Chamoiseau, c’est
être invité à un banquet de pays de cocagne et croquer ci et là des mots les
plus inattendus, les plus fondants, les plus piquants. À travers le récit d’une vieille créole, mémoire vivante du
quartier populaire de Texaco, à Fort-de-France, c’est toute l’histoire d’un
peuple autochtone, dans sa dignité, ses bassesses et son ingénuité, qui est
raconté. La vieille câpresse brosse le quotidien en une langue pleine de
fantaisie, de créativité, suggestive, ironique, désopilante qui peut coutelasser
les vents, où se côtoient les nègres isalopes, les koulis, les
milâtes qui fraient parfois avec les békés de l’En-ville, mammans-bijoux
qui parlent par caquètements de poules froides. Chez Chamoiseau, on
s’appelle Nelta-des-cyclones, Nelta-des-jours-fleurs, Nelta-la-Toussaint
ou Nelta-chantant-noël, mais aussi Idoménée, Jubot-la-Gale,
Sérénus-Léoza, Alcibiade. Il y a la saison des pluies et la
saison Tête-Folle, quand le soleil chauffe cruellement sur le toit de tôle
de la bitation. Alors les jurons fusent : La-peau-sale !
Coucoune-santi-fré ! Fourmis-cimetière ! Calamité
publique ! Capital-cochonnerie !
Heureux
clin d’œil du hasard, une autre amie m’offrit deux ans plus tard Une enfance
créole, Antan d’enfance, récit autobiographique de Chamoiseau. Je me
replongeai avec délice et le même étourdissement dans la mosaïque lexicologique
de cet auteur de génie. La langue de Chamoiseau et les idiomes créoles sont
l’antidote de la neurasthénie ; ils fouettent l’esprit, entretiennent la
joie. Les livres de Chamoiseau, de Rabelais et Colette sont de ceux qu’on
devrait laisser en permanence sur la table de nuit ou dans le sac à main pour
en croquer un quignon à toute heure.
Alors,
à défaut d’être des zizines-voleurs-poules ou des diablesses à talons,
vous reprendrez bien un ti-punch : C’était un temps où la
langue créole avait de la ressource dans l’affaire d’injurier. Elle nous
fascinait, comme tous les enfants du pays, par son aptitude à contester (en
deux trois mots, une onomatopée, un bruit de succion, douze rafales sur la
manman et les organes génitaux) l’ordre français régnant dans la parole. Elle
s’était comme racornie autour de l’indicible, là où les convenances du parler
perdaient pied dans les mangroves du sentiment. Avec elle, on existait
rageusement, agressivement, de manière iconoclaste et détournée. Il y avait un
marronnage dans la langue. Les enfants en possédaient une intuition jouissive
et l’arpentaient en secret, posant leur être en face des grandes personnes,
dans la particulière matrice de cette langue étouffée. (Pages 68
et 69, Editions Folio)
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