dimanche 21 mai 2023

Les heures creuses

 

    


            Les heures creuses ne sont jamais perdues

            L’ennui dérive

            Les mots s’écrivent à l’écart de la folie des hommes

            Il ne faut pas que les fleurs du silence perdent leurs pétales

                       

                        Nathalie Boniface-Mercier

 


mardi 9 mai 2023

Acheter des livres

                                Couverture d'un livre de jeunesse (détail) - devanture d'une librairie à Florence 
 


            J’entamais hier soir un nouveau roman avec la joie, jamais épuisée, de tenir entre les mains un livre et de sentir sous les doigts le grain si particulier des couvertures brochées des éditions Grasset. À l’œil nu, le papier cartonné jaune est légèrement strié et ces sortes de « cannelures » ou de rayures en relief, très discrètes, sont perceptibles à la caresse du pouce sans ôter un effet lisse et doux. Petit bonheur de lecteur que la liseuse ne pourra jamais rendre ! J’aime les livres brochés quand leur reliure est souple car on entre dans les pages du livre comme un marcheur fend la plaine au grand air, comme un plongeur s’immerge dans l’eau. Avant d’être un horizon déployé, un monde découvert, un livre est un objet qui produit des sensations physiques. La lecture a quelque chose d’organique.  

            Lors d’un déjeuner de famille, ce week-end, nous évoquions, deux tantes, une cousine et moi, notre rapport aux livres, à nos achats. Tante A. disait sa satisfaction, poussée par l’impatience, d’acheter en version brochée des nouveautés. Tante M. disait se rabattre plutôt sur les livres de poche (qu’elle peut acheter de façon compulsive) mais admettait le plaisir à mettre la main sur une nouveauté brochée en librairie ou à la bibliothèque. L’une boudait les bibliothèques ; mes livres sont à moi ! L’autre les louait. On ne peut pas tout acheter ! Les bibliothèques sont des mines, des lieux d’exploration. Et ma cousine de rétorquer : Sitôt lu, le livre, je le donne ! Il faut que ça circule un livre. Son visage exprimait à lui seul la générosité du don, elle parlait comme si les livres tombaient de ses lèvres. Sa voix était gourmande de plaisirs, d’envies de partager. Et moi ? Je me reconnaissais dans toutes les trois. Quand on aime les livres, on est souvent un peu ce lecteur multiple, tiraillé entre le désir égoïste de possession et celui, altruiste, de convier autrui à nos découvertes pour que l’histoire ressuscite sous d’autres yeux et d’autres cieux, pour qu’inlassablement les mots perdurent, courent de chevet en chevet, de fauteuil en fauteuil.

            Nous devisions joyeusement, le rosé dans nos verres avait saveur d’été à venir, des noms d’écrivains fusaient comme des millésimes à déguster. Derrière moi, une bibliothèque remplie de livres déclinait des titres. Ouvrages qui furent en leur temps le dernier Éric-Emmanuel Schmitt, le dernier Daniel Picouli. Dévorés et gardés. Peut-être partagés. Et je songeai alors à ces écrivains renommés dont les livres essaiment à travers le pays et sous d’autres latitudes. Une seule histoire, démultipliée à l’envi par la production des exemplaires imprimés. Une seule histoire, acquise par les uns et les autres. Des auteurs plus ou moins connus et qui, pourtant, rejoignent une bibliothèque personnelle unique car personne ne possèdera jamais la même. Rien de plus intime en effet qu’une bibliothèque constituée au fil des ans. Rien de plus singulier que la circulation des livres prêtés, donnés ou offerts.

            Et je rentrai de mon week-end en famille avec deux livres. Qui passèrent du guéridon du salon de tante M. à ma valise. Un chien à ma table[1], qu’elle m’offrait. Maïmaï, l’ombre du chardon[2], qu’elle me prêtait seulement. Inutile de vous dire que ma chronique ne saurait restituer la tonalité de la voix qui donnait et celle de la voix qui prêtait. L’enthousiasme, l’effusion du partage et cette inexprimable touche de résistance amoureuse du désir de voir revenir l’objet aimé !



[1] Un chien à ma table Claudie HUNZINGER Editions Grasset, 2022

[2] Maïmaï, l’ombre du chardon Aki SHIMAZAKI Editions Babel 2022


mercredi 19 avril 2023

Voyage en Grèce sans quitter son fauteuil

 

                                      Mycènes Source Internet : site Grèce bleue. net

              Par une froide après-midi picarde aux relents d’hiver, on rêve volontiers de voyage sous des cieux cléments. Et il suffit de peu pour voyager. Un fauteuil confortable et un bon livre. En quelques pages tournées, me voilà en Grèce. C’est un pays où je ne suis jamais allée. Mais les bons livres ont ce pouvoir de concurrencer les lignes aériennes si prisées de nos contemporains. Avec Michel Déon, je viens d’accoster dans le port de l’île de Spetsai (Spetses en grec moderne), dans le golfe de Nauplie (également appelé golfe argolique). L’écrivain y loua une maison de janvier à mai 1960 ; il relate sa vie quotidienne au contact des habitants et au gré de ses découvertes de sites antiques du Péloponnèse, tels que Mycènes, à une époque tranquille, loin des hordes de touristes. Outre le style savoureux de l’auteur, c’est aussi le témoignage personnel et désuet qui me fascine. Loin des images léchées et standardisées pour touristes d’aujourd’hui. Ce n’est pas mon premier voyage littéraire en Grèce. Homère, bien sûr ! Mais, plus près de nous, Jacques Lacarrière, et, Andrée Ferrier-Mayen – inconnue du grand public –, dont le récit autobiographique La Terrasse me fit délicieusement voyager.

            Être en Grèce avec Michel Déon, c’est respirer les parfums : « C’est le soir seulement que monte vers la terrasse l’odeur fraîche du citronnier chargé de fruits. Le jour, l’île sent le thym et la menthe. » Et l’on sentirait presque la mer sur les loques du vieux marin Spiro, lequel ne change pas de pantalon au grand dam de sa fille, parce qu’il va voir « son camarade Michel » qui sait qu’il « est pauvre ». On hume le parfum de l’anis au café où l’on sirote l’ouzo, celui des calamars grillés et de bien d’autres mets qui ponctuent le récit car l’écrivain fait honneur aux repas de ses nouveaux amis, notamment aux grandes fêtes chrétiennes. Les femmes sont courageuses, les hommes, indolents. On marmonne parfois du français, de l’anglais ou de l’espagnol, remâché de vieux souvenirs pour qui s’est exilé un temps. L’eau clapote sur la coque des caïques. Le petit port est un théâtre des destins. On y croise Maïa, la milliardaire, qui revient au pays, offre de la viande aux pauvres et joue aux cartes dans les café, Phil M., peintre américain neurasthénique qui ne peint que des phallus, Michaelis qui « souffre d’une affection chronique : une inguérissable inappétence au travail.», le môme Vangeli, marchand de cacahuètes et d’amuse-gueule quand il n’est pas cireur de chaussures ou porteur de bagages, as de la filouterie pour ne pas donner à son ivrogne de père la recette du jour, Madame Bouboulis,  « marquise de Grand-Air » qui se promène en fiacre à heure fixe, le coiffeur Panayotis,  grandiloquant dans ses hommages « Ah ! La France ! Cyrano de Balzac ! » et l’homme de lettres Jacques Chardonne, ami de Déon, venu séjourner là pour aérer ses aigreurs de mari désenchanté.

            Déon lit Thrássos Castanakis et Nikos Kazantzakis. Il arpente les antiques cités : Mycènes, Kiladia et l’île d’Hydra.

« Au passage, nous nous sommes arrêtés de nouveau à Mycènes. Il y pleuvait et, plus que jamais, l’étrange place forte se confondait avec sa toile de fond. Il a fallu arriver le nez dessus pour que les murailles se détachent de l’ensemble, que le relief se révèle et que la porte des Lionnes découpe, soudain, une échancrure dans le ciel gris, zébré d’éclairs. Il tonnait à ébranler le monde. Un fracas assourdissant roulait sur le flanc des deux falaises de granit qui encadrent Mycènes. Les Erinnyes broutantes avaient disparu, avalées par des grottes, cachées peut-être dans l’infernal escalier de Perséia dont la descente de quelques marches suffit à glacer d’angoisse. La pierre et la terre fumaient. Au fond des tombeaux d’Agamemnon, d’Electre et de la malheureuse Cassandre, croupissait une eau brune. Pas une âme. C’était la solitude, le désert, la malédiction retrouvée comme si certains crimes, dépassant la mesure humaine, ne relevaient plus que de l’éternelle vengeance immanente. » (Extrait du chapitre Nauplie, 3 mars)           

            Honnêtement, comment avoir envie de visiter Mycènes sous un ciel de plomb, envahie de touristes souriant pour un selfie grossièrement calé sous la coupole de la tombe de Clytemnestre (certes jamais enterrée là) et qui se contrefichent de savoir pourquoi ladite reine a du sang sur les mains ?  Mycènes, sous la plume de Michel Déon, vit encore de l’implacable fatum

samedi 8 avril 2023

Au gré des joies et des morosités

 

                                  Résurrection; élément de retable. Albâtre polychrome, 15ème siècle. 
                                  Musée des Beaux-arts de Lille.
                                  


            À la Prévert ou en version patchwork, quelques touches de la semaine écoulée. Au gré des joies et des morosités. Les muscaris foisonnent dans le jardin et les jacinthes sauvages commencent à éclore. C’est un jardin bleu. Mes poétesses en herbe du club poésie, au collège, ont levé le nez dans les nuages ; en vers, avec ou sans rimes, elles ont rassemblé les nuages qui font venir la pluie. Nuages acrobates, royaux, à l’envers, malchanceux ou bienheureux… car la poésie pose du beau sur nos noirceurs, de la fantaisie sur nos angoisses. L’eau, source de vie, est si belle dans la jarre de la Samaritaine au puits. Mais bien laide quand elle fait l’objet de spéculations, quand elle est un dû pour les insouciants du monde ou quand elle est prétexte à des violences déconnectées de toute humanité. Alors, faut-il, parfois, couper le robinet parce que les remous du vaste monde nous enlisent dans un marais putride ? Où trouver l’équilibre entre désintérêt égoïste, indifférence, désaveu et lucidité, indulgence, empathie ? Nous sommes si souvent de bien piètres citoyens et n’avons pas ou plus l’intelligence, le courage et l’audace d’une Sévérine (1855 – 1929), femme de lettres, journaliste et féministe, que j’ai découverte cette semaine par le biais d’une brillante conférence donnée à l’Université de Picardie Jules Verne.

            Quand l’âme souffre trop des blessures du monde, la maison, la datcha, le foyer, le home sweet home, sont-ils les seuls paravents sur nos peines ? Le paravent cache la misère et l’indigne mais n’efface pas ce qu’il soustrait. Il nous faut donc sortir de nos carapaces. S’engager. Si les combats syndicaux s’essoufflent, ont leurs limites, ou parfois leurs dévoiements, où se tourner ? En cette semaine Sainte, posons les armes de nos aigreurs, les boucliers de nos inquiétudes et tournons-nous vers l'Espérance. Mardi soir, lors de la messe chrismale, la cathédrale d’Amiens était pleine à craquer – et il y avait beaucoup de jeunes, d’étudiants ! – ; ce soir, le Feu nouveau sera allumé sur les parvis des églises pour la veillée pascale et les chrétiens se transmettront ces petites flammes en une procession de cierges. Et l’on lira ce texte du prophète Isaïe que j’aime tant :                      

De même que la pluie et la neige descendent des cieux

et n’y retournent pas sans avoir arrosé la terre,

sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer

pour fournir la semence au semeur et le pain à manger,

ainsi en est-il de la parole qui sort de ma bouche,

elle ne revient pas vers moi sans effet,

 sans avoir accompli ce que j’ai voulu

et réalisé l’objet de sa mission[1].

Et que ceux qui ne mangent pas de pain-là ou ont une autre religion trouvent la paix dans leur cœur et un espoir pour le monde dans la poésie, dans l’amitié, dans les écrits qui les nourrissent.



[1] Isaïe, 55, 10-11


mercredi 29 mars 2023

Portraits de lecteurs

 


À l’anglaise

            Non loin de chez moi une cabine téléphonique anglaise est devenue, il y a quelques années, une boîte à lire. Elle est indéniablement la plus pittoresque d'Amiens et les grosses boîtes sur pattes arachnéennes disséminées dans la ville ne peuvent rivaliser avec son volume potentiel et son charme. Elle est – paraît-il – la mieux fournie et la plus fréquentée. On passe et on s’arrête. Ou on vient spécialement lui rendre visite. À toute heure. Parfois on fait la queue sur le trottoir. A l’occasion, elle est un cabinet de lecture. J’y ai en effet vu une fois un lecteur absorbé dans son livre, debout, au chaud, bien à l’abri.


Retour du marché

            Quoi de plus pratique qu’un caddie à roulettes pour aller à la bibliothèque ? Devant moi, deux jeunes enfants viennent rendre leur provision hebdomadaire de bandes dessinées et de beaux livres de photographies. Il fallait y penser !


Lectures croisées

             Mercredi dernier, au fil des vers et au son de la guitare, des voix se mêlaient, se faisaient méandres, labyrinthes et clins d’œil. Voix d’une enfance tunisienne, voix d’une enfance picarde. Celle de la poétesse Ibticem Mostfa et la mienne. Voix d’autres lectrices en écho. Des liseronnes comme elles se plaisent à dire.

            Raymond Queneau avait raison : « C’est en lisant qu’on devient liseron. » 


samedi 18 mars 2023

Glanage de printemps

 



            Acheter des livres est, pour moi, l’un des plus grands plaisirs de la vie. Une joie toujours renouvelée. À nulle autre pareille. Surtout quand on glane au hasard. Une jaquette attirante, un titre séduisant, une quatrième de couverture appétissante. Ou une page picorée. Le livre est alors promesse d’une belle découverte. Une rencontre.

            Outre mes achats en librairie ou chez un bouquiniste, j’ai coutume de me rendre deux à trois fois par an chez les chiffonniers d’Emmaüs. J’aime ce nom désuet de chiffonnier que plus personne n’utilise. Ne parle-t-on pas aujourd’hui tout simplement d’Emmaüs ? Sans en connaître l’origine bien souvent. Mais laissons là l’antique route de Palestine et son auberge à Emmaüs. Mes mots seraient trop pauvres au regard des Evangiles. Mes images seraient falotes au regard des toiles de Rembrandt. Mes chiffonniers sont de la rue, des indigents d’autrefois, avec une épaisseur littéraire. C’est l’univers balzacien convoqué derrière ces quelques syllabes. Chiffonnier n’est qu’un mot qui me plonge dans les bas-fonds du dix-neuvième siècle. Il n’est pas jugement de valeur sur la pauvreté d’aujourd’hui.  Ni sur celle d’hier, de cet hiver 1954, dans le froid duquel l’abbé Pierre cria son indignation contre l’indifférence et son amour pour son prochain. Il est ce mot noble et digne à travers lequel des hommes et des femmes, depuis bientôt soixante-dix ans, tiennent boutique de bric et de broc, d’antiquailles, de vieux meubles et de livres.

            J’aime glaner des livres dans les rayons de cette librairie unique en son genre. Les grands auteurs y côtoient les insignifiants. Les contemporains de tout acabit entament une deuxième vie sur ces rayonnages bricolés. Livres offerts ou achetés, lus, donnés. Ecornés ou flambant neufs. C’est une mine pour tout type de lecteurs. De petits prix pour petits budgets ou pas. Une obole de l’entraide.

            Mes chines sont toujours fructueuses. J’achète des brassées de livres, heureuse de mes trouvailles. Vite évacués mes scrupules de ne pas participer à l’économie classique du marché du livre (rétribution des auteurs, libraires et éditeurs). Mon libraire-chiffonnier aura mérité sa journée : de l’argent pour son toit et son assiette, le sourire de sa clientèle et l’assurance d’un bien qui n’a pas de valeur marchande : sa dignité retrouvée.

            Et moi, je rentre à la maison, comblée de livres. C’est un samedi après-midi, plein de délices. Quelques heures de lecture en perspective, à la lumière ambrée de la lampe, en hiver, ou dans un fauteuil face au soleil. Comme je savoure ces douces journées-là !

Mes trouvailles d’aujourd’hui :

Piazza d’Italia Antonio TABUCCHI

La petite danseuse de quatorze ans Camille LAURENS

Juste avant l’Oubli Alice ZENITER

Bizarre ! Bizarre ! Roald DAHL

Comme une valse Dorothy PARKER

Les roses fauves Carole MARTINEZ

Café Vivre Chroniques en passant Chantal THOMAS

Les petits bonheurs Bernard CLAVEL

Pierre 1er TOLSTOÏ

 

 


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