Dans notre société où la mort s’est faite bien
discrète, parce que jugée impudique, l’actualité de ces derniers jours, avec
les funérailles de la reine Elizabeth II, l’a mise sur le devant de la scène.
Et a révélé d’étonnants paradoxes. Des milliers de gens, britanniques ou pas,
pleuraient une vieille dame dont la disparation n’avait en soi rien de tragique
ni de révoltant au regard des décès d’enfants à cause des conflits et des
famines. Néanmoins, par un surprenant transfert, de nombreux anonymes ont avoué
avoir perdu leur « granny ». Et les médias n’ont eu de cesse de
présenter la reine d’Angleterre comme l’universelle grand-mère. Distorsion d’un
arbre généalogique royal qui pourrait prêter à sourire mais qui a volontiers
remporté une bienveillante adhésion, derrière laquelle, je le reconnais, je me
retrouve. Inconsciemment, cela en dit long sur le pouvoir de soumission
délibérée qui unit le peuple à son souverain. Un cordon ombilical insécable, en
quelque sorte.
Il est vrai que la famille royale d’Angleterre cultive
avec maestria cette allégeance – ou du moins cet attachement – à leur royaume
et à leurs personnes. Elizabeth II a donc offert au monde entier un spectacle
unique, magnifique, grandiose, orchestré avec talent. Si habituellement les
obsèques, quoique publiques, restent cantonnées à la sphère du privé de par la
présence de la famille, d’amis ou de relations, celles de la souveraine ont été
déployées dans le monde entier via la télévision. Et les caméras intrusives ont
restitué en temps réel les moments de recueillement et les cortèges funèbres –
de Balmoral à Londres en passant par Edimbourg – donnant l’impression d’une
démultiplication du rite des obsèques, généralement célébré dans le temps
resserré d’une journée. L’intime a été rendu visible, partagé. Comment oublier
le visage triste des enfants de la reine derrière ou autour de son
cercueil ?
Pourtant l’iconique monarque est décédée dans la plus
stricte intimité, chez elle à Balmoral. Quelles ont été ses dernières heures,
ses dernières minutes ? Nous ne le saurons jamais et n’avons pas à le
savoir. Sa fille Anne était à ses côtés, nous ont dit les journalistes. Là
s’arrête l’information. Dans le silence feutré d’une chambre à coucher, une
mère et une fille ont échangé ce qui touche à l’humaine condition dans ce
qu’elle a de plus noble et d’universel, qui met sur un pied d'égalité le pauvre
et le riche. Ce qui fait l’insondable diversité de l’âme, autour de la peur,
l’inquiétude, la dignité, la souffrance physique, l’amour, l’émotion, la
pudeur.
À l’époque où des gouvernements légifèrent sur le
droit des hommes à disposer d’eux-mêmes sur l’heure de leur mort, sur
l’injonction des hommes à remplacer les Parques et couper d’autorité les fils,
ne fermons pas les yeux sur l’humilité nécessaire de tout être humain vers ce
grand saut dans l’inconnu qui fait si peur. Sur son lit de mort, Elizabeth
n’avait pas de couronne mais la même âme que chacun d’entre nous. Certes, elle
est partie sans grandes souffrances physiques, sans une pitoyable déchéance du
corps et à un âge vénérable. Certes. Mais l’infime point de bascule qu’elle a
connu est le même pour tous, quand la mort frappe de plein fouet notre
lucidité. Et je conclurai sur cette très belle image que la reine nous a
offerte dans ces derniers jours. L’image de ses mains bleutées, gagnées par les
hématomes, signe patent de sa faiblesse et de sa vieillesse. Des mains dignes,
dans leur plus humble condition, sans joyaux. Les mains de nous tous qui sommes
frères et sœurs.
Magnifique texte ... Laurent
RépondreSupprimerMerci Laurent pour votre passage à la datcha. Cela me touche beaucoup. Nathalie
RépondreSupprimer