Œuvre de Henri Matisse. Musée Matisse à Nice
Une belle fête de Pâques à tous !
Seule la
terre est éternelle. Avec un titre aussi séduisant, le film de François
Busnel et Adrien Soland, consacré à Jim Harrisson, promettait d’être une
pépite. C’est effectivement un très bel hommage rendu à l’écrivain américain,
décédé le 26 mars 2016, à sa table de travail alors qu’il écrivait un poème. Le
tournage du film avait eu lieu moins d’un an plus tôt. Jim Harrisson, alors âgé
de 77 ans, à la démarche claudicante, au souffle court et rauque de grand
fumeur, évoque son enfance rurale dans le Michigan, ses lectures d’adolescent –
Stendhal, Apollinaire, Rabelais –, la mort de son père et de sa sœur dans un
accident de voiture et ses débuts dans l’écriture. Ses souvenirs sont livrés à
la caméra, pudiquement, avec des mots simples. La diction est lente, tantôt
lasse, tantôt teintée d’autodérision, parfois désabusée quand il évoque la
fracture sociale aux Etats-Unis. Des gros plans sur son visage aux rides
profondes captent les yeux du vieil homme, l’œil droit à jamais éteint, à sept
ans, accidentellement crevé, l’œil gauche à demi-caché par une paupière
tombante et soudain grand ouvert, perspicace et assuré. La bouche édentée
accueille une sempiternelle cigarette et témoigne de la vieillesse abrupte,
sans fard d’un homme qui vit au rythme des saisons du Montana ou de l’Arizona,
mais aussi de celles de l’humaine condition, loin des mirages de l’argent,
argent que lui procure pourtant ses millions d’exemplaires traduits dans plus
de vingt langues. Jim Harrisson résume le bonheur de vivre à écrire le matin,
pêcher l’après-midi et, surtout, vivre en osmose avec la nature, l’admirer et
accepter son versant nécessairement sauvage. Il fustige les ambitions délétères
des hommes et l’extermination des Indiens par l’homme blanc. Il ne craint pas
la mort, parce qu’inéluctable, et admet la possibilité d’une vie après la mort,
au regard de l’immensité de l’univers, mais sans se référer à Dieu. Un brin
cabotin, il fait le pari de plusieurs dieux. Clin d’œil, peut-être, à ses amis
indiens.
« On
ne peut ramer ni nager à contre-courant.
Cette eau
vive est ton passé continu que tu ne peux retrouver en empruntant le même
sentier
qui t’a
mené au présent, à chaque instant
l’implacable
l’indifférence
du temps. À un moment de ma vie
presque
tous les arbres de la terre étaient plus
petits
que moi, et
aucun des oiseaux ici présents n’était là
à ma
naissance, sauf un ara âgé à Bahia.
[…] [1] »
Au gré des confidences de Jim
Harrisson, le film déploie de superbes vues du Montana, à toute heure du jour,
mais aussi les territoires amples, rugueux de l’Idaho, de l’Utah, du Nevada, de
l’Arizona, encore pleins d’une résonance tragique quand les colons exterminaient
les Ojibwés. Ces interminables routes du grand ouest américain qu’emprunte la
voiture du vieillard qui roule vers son cabanon d’homme des bois à Patagonia
(Arizona) ne sont-elles pas la métaphore de sa longue vie d’écrivain solitaire
?
[1] Extrait
du poème Suite de livingston, Une heure de jour en moins
(2006)Editions J’ai Lu 2021, traduction de l’anglais par Brice Matthieussent.
Le
président Emmanuel Macron a fait de la lecture une grande cause nationale.
Initiative louable et qui s’est notamment concrétisée par les chèques culture
distribués aux adolescents. Mais les Français n’ont pas attendu leur président
pour semer la lecture en toutes saisons et en tous lieux. Des initiatives
privées ou institutionnelles sont pléthoriques dans notre hexagone. Lire à voix
haute des extraits de romans, des poèmes ou des nouvelles est une semaison
agréable, féconde et chaleureuse. Elle met les mots en bouche, les fait vivre. Elle
rassemble les hommes, elle colore un lieu anonyme ou impersonnel.
Chaque
mois de mars, depuis 1999, le Printemps des Poètes offre des lectures de
poésie à foison, à l’initiative de maisons d’éditions, de communes. Des
lecteurs anonymes ou professionnels, des comédiens, les auteurs eux-mêmes
lisent des vers dans des halls de gare, dans des théâtres, des hôpitaux, des
écoles. C’est dans le cadre du festival Rayon vers, éclos lors du Printemps
des Poètes cette année, que j’ai eu l’occasion de lire quelques pages de L’Engrangeoir
dans une résidence pour seniors avec un accompagnement musical. (Ce type
d’établissement propose des appartements en location à des personnes âgées et
autonomes qui bénéficient d’une vie sociale partagée et accompagnée. Une salle
de restauration, une chambre d’hôte pour la famille, une salle d’activités et
un personnel assure ces liens de vie commune.) Ce jour-là, avaient été conviés
également des résidents d’un foyer de vie. Ce fut un beau moment de
convivialité et d’émotions partagées.
La
lecture à voix haute essaime aussi bien sûr dans les bibliothèques. Une
pratique évidente aujourd’hui, mais qui ne l’a pas toujours été. On a longtemps
réservé la lecture orale à des bibliothécaires s’adressant aux enfants. Dans
notre moisson de lectures orales, nous pensons évidemment à la formidable
initiative de François Busnel avec son concours de lecture pour les collégiens
et lycéens Si on lisait à voix haute.
D’autres
projets sont devenus de sympathiques rencontres autour du livre. Créé par le
Conseil régional Centre- Val de Loire, les Mille lectures d’hiver
propose aux habitants de cette région d’inviter chez eux des voisins, des amis.
Le temps d’une veillée hivernale, un lecteur les emmène au gré des mots à la
découverte d’un auteur.
L’association
Duo en accord, en Picardie, propose des lectures musicales de poèmes,
nourries par une thématique, chez des particuliers, dans des maisons de
retraites, des salles des fêtes au profit d’associations caritatives. Au début
des années 2000, la Compagnie Paroles buissonnières, entraîne la
comédienne Marianne Cantacuzène sur les routes de France et d’Espagne, avec des
livres dans sa besace et même une bibliothèque tour de Babel itinérante. En
2005, orchestré par Marianne Cantacuzène et des comédiens de la région
d’Amiens, une centaine de lecteurs bénévoles lisent dans son intégralité, jour
et nuit, le temps d’un week-end, les milliers de vers de La légende des
siècles de Victor Hugo. Un souvenir inoubliable pour la lectrice et
l’auditrice que je fus dans cette aventure exceptionnelle, partagée avec
quelques collègues et amis.
Quand
la voix d’un lecteur est l’ambassadeur d’un écrivain connu ou inconnu, c’est la
grande famille de la littérature qui se déploie, les mots semés font des champs
moissonnés et du pain de joie à distribuer. Les mots relient les hommes,
dénouent les tensions, apaisent les cœurs blessés, les esprits inquiets,
ouvrent des horizons. Il m’est impossible de citer toutes les manifestations de
lectures à voix haute en France. Je ne les connais d’ailleurs pas toutes. Certaines
ne sont pas médiatisées ; locales, privées, modestes ou ambitieuses, elles
sont toutes un coin de pays de cocagne où les mots sont bons à croquer.
J’évoquais dans ma dernière chronique
le poète anglais William Wordsworth. J’ai une affection particulière pour cet
homme, que je dois à son goût pour la marche. Rien de bien original que d’aimer
marcher dans la nature à notre époque où la randonnée et le pèlerinage pour Saint-Jacques
ont le vent en poupe et que se multiplient les ouvrages consacrés à ces
pratiques. J’ai d’ailleurs moi-même rédigé mon pèlerinage sur la Via Podiensis
dans Le Chemin des veilleurs. Carnets d’une pèlerine sur le chemin de
Compostelle (Editions Unicité 2017)
Né
en 1770, Wordsworth fut un des précurseurs en son pays et en Europe de la
marche pour elle-même et pour admirer la nature. Jusqu’à la fin du 18e
siècle, sillonner les routes à pied n’était pas sans danger – on pouvait se
faire détrousser – et stigmatisait l’individu dans son statut social. L’homme qui marchait était le pauvre, un
vagabond ou un journalier. Et la pratique du pèlerinage jacquaire, si vivace au
Moyen-âge, était quelque peu tombée en désuétude, les guerres en Europe ayant
rendu le territoire peu sûr.
Ce
que la tante de William Wordsworth appelle des « divagations à pied dans
la campagne » est une nécessité naturelle pour le jeune poète et sa sœur
Dorothy, qui l’accompagne souvent dans ses pérégrinations. Sans l’équipement
des sportifs d’aujourd’hui, William et Dorothy sont de bons marcheurs qui
forcent l’admiration. En plein hiver, ils marchèrent quotidiennement entre
vingt et trente kilomètres durant quatre jours dans la région montagneuse de la
chaîne Pennine au nord de l’Angleterre. Marcher sans autre but que la
contemplation du paysage est revendiquée par Wordsworth à une époque où les
jardins des aristocrates anglais concurrencent la nature sauvage et sont le
territoire privilégié, privatif d’une catégorie sociale qui arpente ses terres
par désœuvrement. Cette déambulation est érigée en art de vivre. La gentry
s’affirme dans son sentiment d’évidente supériorité, son statut social étant
« naturel », à l’image des jardins paysagers de ses châteaux et
manoirs. Pour le poète, issu du peuple, marcher est une façon d’être, sans
subir les désagréments d’une vie agitée, au point que ses détracteurs ont vu en
lui un individu trop centré sur lui-même. C’est oublier combien la marche
permit à Wordsworth de côtoyer l’humaine condition et notamment les plus
déshérités. Si les chemins ont nourri sa poésie (« Il compose généralement
ses vers dehors » écrit sa sœur à une amie), ils forgèrent aussi sa
conscience politique de démocrate.
Sans
qu’ils puissent être complètement comparés, Wordsworth n’est pas sans rappeler
Jean-Jacques Rousseau. Ils attachaient tous deux la même vertu à l’appel des
grands chemins. Mais cette dilection pour l’excursion dans la nature va de
pair, pour Wordsworth, avec l’émergence du Romantisme en Europe.
Wordsworth
a inspiré d’autres poètes parmi ses compatriotes et contemporains comme Samuel Coleridge
et Thomas de Quincey. Ce dernier avait d’ailleurs déclaré au sujet de
Wordsworth : « [ses jambes] n’étaient pas affligées d’une difformité
rédhibitoire ; c’étaient à n’en pas douter des jambes serviables
[…] »[1]
[1] Extrait
de A history of walking Rebecca SOLNIT (2000), paru en 2002 aux éditions
Actes Sud sous le titre L’Art de marcher.
Parmi les premières fleurs de mars, les jonquilles foisonnent dans les jardins et les parterres. Leurs corolles jaune vif repoussent la grisaille de l’hiver. Elles éclosent, généreuses, insensibles aux derniers frimas, aux giboulées, aux écarts de température fréquents. Chaque année, je guette leur floraison et me réjouis de cet éclat de couleur soudain flagrant, fidèle et immanquable partout où mes yeux fouineurs savent les trouver. Ces fleurs ont une vitalité altière. Elles se démultiplient. Elles sont des vivaces indépendantes. Elles s’imposent. Chaque année, à leur floraison, j’ai une pensée émue pour William Wordsworth et ses « golden daffodils. »
J’allais solitaire ainsi qu’un nuage
Qui plane au-dessus des vaux et des
monts
Quand soudain je vis en foule – ô
mirage ! –
Des jonquilles d’or, une
légion !
A côté du lac, sous les branches
grises,
Flottant et dansant gaiement à la
brise.
Serrées comme sont au ciel les
étoiles
Qu’on voit scintiller sur la Voie
lactée,
Elles s’étendaient sans un
intervalle
Le long du rivage au creux d’une
baie :
J’en vis d’un coup d’œil des
milliers, je pense,
Agitant la tête en leur folle danse.
Les vagues dansaient, pleines
d’étincelles,
Mais elles dansaient plus
allégrement ;
Pouvais-je rester, poète, auprès
d’elles
Sans être gagné par leur enjouement ?
L’œil fixe – ébloui –, je ne
songeais guère
Au riche présent qui m’était
offert :
Car si je repose, absent ou songeur,
Souvent leur vision, ô
béatitude !
Vient illuminer l’œil intérieur
Qui fait le bonheur de la
solitude ;
Et mon cœur alors, débordant,
pétille
De plaisir et danse avec les
jonquilles.
William
WORDSWORTH Traduction de François-René Daillie Poésie Gallimard 2001
Dans le cadre du Printemps des poètes, j’ai été invitée hier à lire ma poésie dans une résidence pour seniors. Ce fut une belle rencontre que j’aurai l’occasion de présenter dans une autre chronique. J’ai rendez-vous dans un quartier d’immeubles neufs, près du campus où j’ai fait mes études trente ans plus tôt. Ce n’était alors qu’un terrain vague. C’est aujourd’hui un quartier minéral, géométrique, émaillé de quelques commerces qui n’ont pas le charme des boutiques d’un vieux centre-ville et ne peuvent effacer un sentiment d’évidente solitude propre à ces périphéries modernes. Une ville dans la ville. Tentaculaire. La résidence se trouve rue de l’Ours et de la Lune. Cette sympathique adresse est un clin d’œil à ma collection de noms de rues insolites. En effet, mon goût des mots m’a toujours rendue sensible à l’appellation des rues. Au cours de mes voyages et découvertes de villes et de villages à travers la France, j’ai fait de belles trouvailles. Des noms de rues surprenants, amusants, aussitôt notés sur un petit carnet et parfois pris en photo.
Laissez-vous guider dans cet itinéraire singulier. Empruntez d’abord
la rue froide puis la rue des
femmes fraîches. Allez ensuite rue du Petit mot avant
d’arriver rue du puits d’amour. Si vous passez par la rue
du joli cœur, vous sortirez votre mouchoir, rue du
Serre cœur et rue des tourments d’amour. Ne
traînez pas rue des corps-nus-sans tête. Il y aurait d’ailleurs de quoi
perdre la tête rue de la pierre folle. Un peu de courage, ça monte rue
pousse-panier ! Reposez-vous rue des bancs vieux. Vite, ne
soyez pas en retard rue du Tic-tac. Tournez à droite rue de
l’arbre sec et passez par la rue du moulin des lapins. Ne
manquez pas la rue à la farine, avant la rue au pain.
Vous aurez mérité la ruelle Gagnepain. On risque de vous
montrer du doigt rue du mouton noir. Alors filez vite rue
de la chèvre blanche ou rue des chats bossus.
Poussez jusqu'à la rue Porte Serrure. La rue du puits de
Dieu vous mènera certainement rue du paradis et vous fera éviter la rue
de l’enfer. Cette promenade aura sans doute creusé votre appétit. Allez
donc vous restaurer rue pavée d’andouilles. Et relaxez-vous rue du
Bain-aux-roses.
Si
vous vous êtes perdu, vous trouverez peut-être la rue à la boussole. Je
ne l’ai encore jamais trouvée mais elle existe sans doute bien quelque
part ! Cette promenade vous aura en tout cas mené aux quatre coins de
France : Amiens, Sancerre, Lille, Boulogne-Sur-Mer, Paris,
Saint-Gengoux-Le-National, Buxy, Strasbourg, Sainte-Sévère… et j’en passe.