samedi 16 novembre 2024

Retour à la maison des aïeux

 

                                      Saint-Thibault (Cher), mai 2024


En ce mois de novembre traditionnellement voué à l’attribution des prix littéraires, je prends volontiers le contrepied en mettant à l’honneur une petite maison d’édition et un livre qui ne fera pas la une des journaux. J’avais déjà, dans une chronique datant du 4 juillet dernier, évoqué un coup de cœur similaire. J’ai acheté La maison de la fontaine[1], par attrait pour les maisons. La narratrice, âgée, ouvre ce récit autobiographique sur un souvenir intime : les retrouvailles avec la maison familiale, modeste habitation d’un village du Périgord, décatie et presque à l’abandon. Elle est venue la présenter à celui qu’elle ne nomme pas mais qu’elle évoque au cours du livre avec la pudeur délicate de la femme qui a partagé la vie d’un homme qui n’est plus. Le couple, qu’on suppose jeune alors, a redonné vie, année après année, à cette petite maison, soucieux d’abord de lui rendre son modeste éclat, ses caractéristiques paysannes comme son cantou, avant de la modeler à leur goût. Maison passeuse de générations et d’histoires, maison de terroir, elle s’autorise enfin à être autre pour que la lumière et les livres entrent, même si « Autour de la maison flotte le parfum des mots de l’enfance. Le mot enclos est de ceux-là, qui porte en lui quelque chose d’antique et de matriciel. Image peut-être de l’hortus médiéval où croissent les simples ou du jardin mystique où s’abrite la virginité bleue de Marie. »[2] Le passé ne s’en va pas vraiment ; la maison reste incarnée dans une famille et un territoire. Photographies et toponymes sont là pour rappeler à la narratrice son ancrage en ces lieux. Elle évoque le poids de cette contrée dans sa densité tellurique et historique, en une réflexion qui me rappelle les écrits de Pierre Bergounioux. « Des noms comme des litanies du quotidien qui font se lever les lieux – que l’on appelle si joliment des lieux-dits –, une incantation propitiatoire pour déjouer l’âpreté du réel, de même qu’un patronyme gravé sur une tombe déjoue l’obscénité du cadavre enseveli. »[3] Horizon replié, hivers âpres, terre de préhistoire, de quoi nourrir une enfance rêveuse, réenchantée des années plus tard par la plume sublime de Laure Catusse, devenue femme et écrivain.

Le récit, hommage aux ancêtres de l’auteur, se poursuit dans une facture narrative classique, l’évocation des aïeux à travers la grande Histoire et l’intime par le truchement de photographies décrites. Cet album tourné pour nous, lecteurs, aurait pu lasser ; on ne rejoint pas forcément ces inconnus et ces anecdotes qui font l’arrière-pays intime d’autrui. Mais le récit de Laure Catusse offre de délicieuses réflexions sur les pouvoirs de la photographie : « Je peine à imaginer Madeleine dans le quotidien des travaux de la ferme. Ils ne sont pas dignes d’entrer dans la mythologie familiale. Les photographies n’en disent rien non plus, on ne photographie pas l’ordinaire des jours et l’évidence des tâches matérielles. […] le cliché ne dit rien de la vie à la campagne en été, il a seulement capturé, comme par effraction, le tremblement de choses dans le temps[4]. »

 

 



[1] Laure CATUSSE, La maison de la fontaine, Editions Unicité (2022)

[2] Page 10.

[3] Pages 84 - 85

[4] Laure Catusse cite ici l’écrivain Jean-Christophe Bailly à qui elle fait allusion dans la même page.


vendredi 1 novembre 2024

Ode à l'impératif

 


Volets restés fermés quelque temps à la datcha pour cause de grand nettoyage de jardin et activité fébrile peu propice à l’éclosion des mots. Valises vidées après une escapade sur les terres familiales qui fleurent bon la mirabelle et la bergamote, et reprise du rythme trépidant. Il faut que … Faire… Ranger… Accueillir… Je m’accorde une pause dans le fauteuil du bureau entre chien et loup. L’heure d’hiver a gagné notre quotidien et pare la maison de puits de lumières ambrées au gré des lampes posées sur les meubles. Je saisis le journal du mercredi, pas encore ouvert depuis notre retour. Un rendez-vous attendu, immanquable avec l’un des chroniqueurs dont je savoure toujours les lignes. C’est la page que je lis en premier. Ma friandise de gourmande des mots. Le titre nous exhorte à être vieux. Injonction qui prend le contre-pied du jeunisme ambiant dont on abreuve la société aujourd’hui. La chronique est truffée d’impératifs en un subtil jeu de miroirs. Nous qui sommes perpétuellement conditionnés par les dictats, aiguillés par une pléthore de y-a-qu’à, faut-qu’on, entravés par le regard de l’autre au point de nous imposer des garde-fous, des règles, nous qui vivons de to-do list, qui conjuguons le verbe faire à tous les futurs, qui déclinons au vocatif les rêves, les souhaits, les projets et les tâches, nous qui nous mettons au garde-à-vous du général Tempus, qui découpons le gâteau des jours en minutes et secondes sans en laisser une miette, nous qui n’en pouvons plus des voix comminatoires de notre prochain, nous qui sommes pressurés, essorés par le grand manitou Faites Ceci et son aréopage de publicités supposées nous prendre dans ses filets, voilà que la plume de mon chroniqueur bien-aimé déploie une cascade d’impératifs. Et voilà que cette invitation me charme. Me rassérène. M’attendrit. Je plonge. Je bois les mots. Un vrai nectar que je vous incite à savourer aussi. Trinquons alors à la poésie donneuse de bonheur et non de leçons ! « Soyez démodés. Has been. Old fashioned. Inactuels. À contretemps. Ne vous habituez pas au monde tel qu’il est : visiblement il ne va pas. Soyez obsolètes. Délicieusement ou obstinément périmés. Ne soyez pas dans le vent, accrochez-vous aux vieux bastingages, à la rambarde de guingois. […] Moquez-vous du regard oblique des censeurs de cette chambre vide : l’aujourd’hui. Cuisinez-leur vos recettes de grands-mères, dans la casserole de cuivre qui en a vu tant d’autres. […] Parlez-leur de cette guinguette au bord de l’eau, de l’Hôtel du Nord, de la gueule d’atmosphère, de la pénombre des voix, des visages, des noms d’autrefois, de Carette, de Dalio, de Jouvet. […] Soyez d’hier, d’avant-hier, d’il y a mille ans, refaites la première croisade, rebâtissez les cathédrales, écoutez battre le vieux cœur de la ville, soyez désheurés, anachroniques, mal lunés. […] Dites-leur qu’une maison ne tient debout que par la vétusté des paroles et des objets qu’on y fait résonner. […] »[1]

Je ne peux pas tout retranscrire. Vous l’aurez compris, lisez le journal !



[1] Soyez vieux ! Chronique de Emmanuel GODO (poète), La Croix, mercredi 30 octobre 2024


lundi 21 octobre 2024

Conférence Le bazar de la charité

 



Un beau succès pour ma conférence sur L’incendie du bazar de la charité, samedi 19 octobre, sur l’invitation de la Société des Amis de la Cathédrale d’Amiens. Environ 80 personnes étaient présentes. 

             







dimanche 13 octobre 2024

Jour après jour

 



Si vous flânez du côté de la Datcha ces jours-ci, vous aurez trouvé les volets longtemps fermés. Une image arrêtée sur le port de Tyr au Liban. Il est vrai que le quotidien là-bas m’arrache des larmes. Pas moins, cela dit, que de voir la terre ukrainienne ravagée ou Gaza anéantie. Toute guerre me révolte et m’émeut. Pour avoir vu récemment le très beau film Gaza mon amour[1], je pense parfois aux acteurs du film. Sont-ils toujours en vie ? L’humanité, l’humour et le sens de l’autodérision, une poésie certaine qui se dégageait de cette ville pauvre, rafistolée, bétonnisée, enclavée, tout cela plane comme une âme errante, inconsolable et inconsolée au-dessus des immeubles en ruine, des gravats. Les guerres ôtent la vie des hommes et entraînent dans leur sillage destructeur et mortifère ce qu’il y a de beau et bon en l’humain. Faut-il que ce soit à ce prix que les « mauvais », « les méchants » soient punis ? La grande faucheuse a le geste ample, sans discernement. Une froide logique irrationnelle. Ainsi en est-il aussi à Beyrouth et dans le sud du Liban. Mais ne voyez pas derrière mes mots un soutien inconditionnel pour les uns au détriment des autres. La mosaïque confessionnelle au Liban ne doit pas se réduire à de tels partis-pris. Tout chiite n’est pas un terroriste. Mais tout chrétien, druze ou orthodoxe, pas plus que tout sunnite ou chiite modéré, n’ont pas à payer de leur vie la folie de quelques-uns, ceux dont on ne sait plus s’ils sont victimes, agresseurs ou les deux à la fois – qu’ils soient Israéliens, Palestiniens ou Libanais – avec les mêmes taches de sang sur les mains. Sang des attentats, sang des répressions.

Mes doigts ont couru sur le clavier et ma pensée s’est focalisée sur les désastres du monde alors que je pensais parler de tout autre chose. De légèreté. De petites touches de mon quotidien. Notamment ma joie, vendredi, de revoir mes anciens élèves de troisième venus à la cérémonie de remise des diplômes, l’enthousiasme de beaucoup d’entre eux qui évoquaient des souvenirs de mes cours, qui me remerciaient d’avoir été exigeante et de les avoir bien préparés au lycée. Et l’un d’eux de sortir de sa poche, tout fier, une copie pliée maintes fois : une dictée pour laquelle il avait obtenu un 18. Une relique à ses yeux !

 



[1] Gaza mon amour, comédie dramatique (2020), Arab Nasser, Tarzan Nasser

mercredi 25 septembre 2024

Liban, mon bien aimé

 

                                             Maison d'hôtes Al Fanar à Tyr

                                  

J’ai le cœur déchiré par la nouvelle tragédie qu’est en train de vivre le Liban depuis quelques jours. Et je peine à trouver les mots pour exprimer mon empathie pour un pays que j’aime et que je connais, pour ces hommes et ces femmes, quelle que soit leur religion, que j’ai côtoyés de près, chez qui j’ai vécu le temps d’une nuit ou que j’ai brièvement croisés. Pourquoi le Liban ? Il y a des pays qu’on aime soudain, par fulgurance. Et il y a les pays qui, lentement, parfois même à notre insu, s’imprègnent en nous. L’histoire d’une goutte d’eau calcaire puis d’une autre qui forment un jour une stalagmite. Le Liban s’est moulé en moi sur mes années d’enfance, d’adolescence sans que j’en ai conscience. C’est avec ces mots que je commençai mon carnet de voyage de retour du Liban en février 2006. J’étais allée là-bas parce que j’écrivais alors mon roman Le Silence de Galatée.[1]

Aujourd’hui, je ne trouve pas les mots pour dire mon désarroi et mon inquiétude. Des images se bousculent en moi. Je revois le petit port de Tyr et ses barques de pêcheurs ; j’avais dormi dans une maison près du phare – Al-Fanar – construite sur les fondations d’une bâtisse de l’époque des Croisés. Le salon embaumait la fleur d’oranger que distillait notre hôte sur la terrasse. À la télévision, on suivait en direct, depuis Beyrouth, la commémoration du premier anniversaire de la mort de Rafic Hariri[2]. Je me souviens d’une man’ouché qui fleurait bon le zaatar[3], dégustée tout juste sortie du four à bois du boulanger, devant le port. Cinq mois plus tard, le port était bombardé par les Israéliens lors du conflit que les Libanais ont appelé « la guerre des trente-trois jours ». Je me souviens d’une amie, que la guerre des années quatre-vingt avait grièvement brûlé au visage, qui m’annonçait, au téléphone, le décès d’un cousin dans ce nouvel épisode tragique. Je voyage en pensée vers le nord-est du pays et l’image qui vient à moi est celle de la plaine de la Bekaa, que je connus l’hiver, enneigée, ainsi parée d’une énigmatique majesté, spectre immaculé, un linceul qui semblait encore accuser les bombardements israéliens de 1982. Je me revois partageant le thé devant un antique poêle à bois avec des hommes au visage tanné et ridé, taiseux entre deux tentatives vaines de me vendre de la bimbeloterie figurant les temples de Baalbeck. Il y avait là une quiétude autour de la chaleur du poêle et de ce tea time insolite que je savourais après avoir arpenté, dans la froidure, le site antique strié de flocons de neige. J’ai aimé Baalbeck et sa parenthèse hors du temps, sa rudesse et, paradoxalement, son empreinte culturelle avec le souvenir de Jean Cocteau et d’une cohorte d’artistes, de musiciens qui firent de la petite cité, à partir des années 1950, un pôle artistique international avec son festival. Baalbeck, la chiite, berceau du Hezbollah en 1982, est aujourd’hui dans le collimateur de Tsahal.

 Le sifflement des roquettes dans le ciel. Un éternel recommencement. Mes propos se gardent bien de prendre parti ; je n’écris que pour dire ma peine et ma colère. Tous ces hommes, quels qu’ils soient, qui s’écharpent. L’Homme est un vautour qui mange ses propres entrailles en s’en prenant à ses semblables. Dans mes souvenirs, reviennent aussi ces étranges ballets citadins de voitures affublées de haut-parleurs et du drapeau de la milice qui sillonnaient les rues du sud de Beyrouth et psalmodiaient à longueur de journée le nom des martyrs. Aujourd’hui les martyrs sont aussi d’innocentes victimes, des femmes, des enfants. Le Hezbollah servit longtemps de paratonnerre contre Israël mais fut tout autant la mèche allumée de l’amadou. Et ce qui était à craindre depuis un an arrive. Le Liban, par la complexité de son histoire, n’est pas blanc comme le labneh[4], mais il est vrai aussi qu’il est fragile car véritable plaque tectonique de cette partie du monde en perpétuelle ébullition.

 

                          Port de Tyr    Source: internet



[1] Le Silence de Galatée, Editions Myriapode (Janvier 2012) Epuisé.

[2] Homme d’affaires et ancien président du Conseil des ministres au Liban, assassiné le 14 février 2005.

[3] Man’ouché : Galette de blé, ici recouverte de zaatar, mélange d’herbes aromatiques et sésame.

[4] Lait fermenté, plat de base dans la cuisine libanaise.


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