Il n’aura pas échappé à
mes lecteurs une russophilie patente dans mon blog et qu’il n’est guère dans
l’air du temps de l’exposer. Nulle provocation de ma part. La datcha a été
créée en août dernier, à l’heure où la Russie n’était pas encore honnie. Or, depuis
février, j’ai parfois quelque scrupule à laisser paraître entre les lignes ou
explicitement mon attrait, sinon mon affection, pour ce pays. Et je ne voudrais
pas entraîner mes lecteurs dans cette vision manichéenne stérile qui pousse la
vox populi, bien souvent, à condamner trop vite les uns et honorer
exclusivement les autres. D’où mon agacement d’apprendre que des enseignants
d’un collège Alexandre Soljenitsyne voulaient débaptiser leur établissement au
prétexte que le dissident soviétique avait, à la fin de sa vie, une sympathie
notoire pour Poutine. Rappelons d’ailleurs que Soljenitsyne est mort en 2008 et
que l’eau a coulé sous les ponts. Et je
ne rendrai pas compte de toutes les escarmouches au quotidien : des
élèves, des enseignants décriés parce qu’ils apprennent ou enseignent la langue
de Pouchkine, des restaurants désertés.
Faut-il que je me justifie d’aimer la
Russie ? On peut aimer un pays tout en condamnant son nationalisme
mortifère, ses agressions et ses actes barbares à l’encontre de ses voisins ainsi
que la manipulation dictatoriale exercée sur les siens. Et qu’est-ce, au fond, aimer un pays ?
Autant que la Russie, j’aime le Liban, l’Italie. Et je pourrais citer d’autres contrées.
Chaque terre a ses attraits. L’attirance particulière pour tel lieu ou tel
peuple tient à l’intime. Sont-ce les lieux pour leurs belles images
pittoresques ? Est-ce la culture ? Plutôt quelque chose
d’intrinsèquement mêlé, plein de méandres qui passeraient par la musicalité de
la langue, la gastronomie, la nature, le patrimoine édifié par des générations
d’hommes, de civilisations qui se sont succédé, le goût pour un écrivain, un
poète, un musicien, un peintre, l’empathie pour des hommes qui ont souffert
dans leur histoire – guerre civile, révolution, asservissement – l’atmosphère
d’un port, la rugosité d’une campagne, le charme désuet d’une vieille maison de
ville ou de village, l’impression de suspens du temps d’une scène de vie loin
de la modernité occidentale, la patine des couleurs sur les murs ou les toits, les parfums de ses rues, la majesté de ses
lumières, la silhouette cassée d’une vieille femme, les éclats d’un peuple à
travers ses excès ou ses justes revendications, sa déréliction, son hospitalité
pour l’étrangère que je suis.
En écrivant ces lignes,
je suis happée par des images de toutes parts, de Rome à Tripoli en passant par
Moscou ou Prague. Je suis dans la montagne du Chouf, dans un appartement
moscovite, dans le Trastevere, sur la Place Rouge, dans la steppe de Tchekhov,
dans la vallée de la Kadischa, sous les arcades de Bologne, dans la campagne toscane,
dans un salon de thé à Vienne. Ou sur mes chemins de Compostelle à travers
l’Espagne. Au cœur de la verte campagne anglaise. Je suis dans les ruelles
pavées de Malá Strana, à bord d’un bateau sur le Bosphore, dans un village
de Côte d’Ivoire ou près des canaux de Gand.
Je voudrais connaître un jour New York, les îles grecques, les fjords du
grand nord, la maison de Karl Larsson en Suède, la plaine mongole, la vieille
ville de Cracovie et d’autres cités d’Europe centrale.
Mon cœur est de tous
pays. Et surtout mon cœur est pour tous les peuples, notamment quand ils
souffrent. Si je suis un peu russe de cœur et d’ascendance, de littéraire et
musicale sympathie, mon cœur ne choisit pas aujourd’hui : je pleure les
morts, qu’ils soient d’Ukraine ou de Russie, je pense à leurs familles. Et je
n’oublie pas que d’autres pays, beaucoup moins sous les feux médiatiques, ont
des peuples qui souffrent aussi.
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