samedi 4 juin 2022

Flâneries littéraires (suite)

 




Et si je m’inspirais de L’éloge des librairies de Maël Renouard (Chronique du 28 mai sur ce blog) pour vous proposer une flânerie littéraire autobiographique ? À n’en pas douter, c’est moi qui cherche à me faire plaisir car cette louange des librairies est l’occasion, par le pouvoir des mots, de rajeunir et de se laisser bercer par une nostalgie bienfaisante !

            J’ai commencé à fréquenter seule l’univers des librairies lorsque je suis devenue lycéenne et, partant, citadine partielle. Dépendante des horaires des bus scolaires qui me contraignaient à quitter mon village, au petit matin, et à rentrer au crépuscule, je n’aurais guère eu l’occasion d’escapades urbaines si je n’avais eu cette liberté énorme, deux soirs par semaine, de rejoindre à pied mon école de danse en plein centre-ville. Ah, cette joie incomparable de tourner le dos au cours de maths de la classe de 2nde le mardi et de m’octroyer l’achat d’un plantureux pithiviers ou croissant aux amandes avant l’échauffement à la barre puis les pirouettes et les sauts ! Ma gourmandise allait tout autant à des nourritures intellectuelles, lesquelles n’avaient pas de prise sur mon poids de danseuse mais sur celui de mon porte-monnaie.

            La librairie Duclerc, à Abbeville, était une institution, sise en face de l’hôtel de ville, au cœur de la cité. Depuis, elle a eu d’autres propriétaires et, aujourd’hui, sous l’enseigne Studio livres, j’y signe régulièrement mes livres.  Elle n’avait point vraiment de concurrente car sa consœur Cuffay était le fournisseur attitré de moult écoles de la région en papier, cahiers et manuels.  Le rez-de-chaussée, chez Duclerc, ne retenait que peu mon attention (Les nouveautés, en format broché étaient trop chères pour mon budget et je n’étais pas encore coutumière d’auteurs contemporains) mais je me souviens d’un coin du magasin où l’on pouvait acheter pour quelques francs des reproductions de tableaux de maîtres. J’ai ainsi fait l’acquisition du Retour des chasseurs dans la neige de Brueghel.  À l’étage, royaume des livres de poche, mes yeux savouraient les titres et les noms d’auteurs. Flaubert, Balzac, Colette me faisaient saliver. Etonnamment, je ne me souviens plus des quelques ouvrages que j’ai dû acheter. Mon argent de poche d’adolescente m’invitait à la retenue.

            Ma mémoire, cette fois, est bien nette lorsque, étudiante de lettres, je devins une acheteuse plus assidue. L’immense salle de livres de poche de la grande librairie Martelle, à Amiens, me fascinait et devint mon repaire. Elle fut le passage obligé des lectures prescrites par nos enseignants de faculté. Je me revois avec Si par une nuit d’hiver un voyageur, dans les mains. Italo Calvino. Un inconnu pour moi jusque-là. À la même époque, j’ai acheté mes premiers Milan Kundera, auteur évoqué en cours. Folio le mettait à l’honneur en ce début des années 90. Capes en poche, j’ai commencé ma carrière d’enseignante, en lycée. Et ma boulimie de lecture s’est alors déployée. Mes premiers salaires font la part belle à l’étoffement de ma bibliothèque. C’était avec un lot de cinq ou six poches que je sortais régulièrement de la librairie Martelle. Véritable razzia sur les Garnier-Flammarion et les Folio. Kundera, toujours, Pennac, alors en pleine gloire. Des contemporains, déjà classiques, comme Le Parfum de Suskind. Je découvris de nouvelles collections. Les Librio à 10 francs. Mais, surtout, sur l’étal d’une autre librairie amiénoise aujourd’hui disparue – Poiré-Choquet – des livres aussi séduisants par leur couverture que par leur collection : La Cosmopolite (d’un beau rose tendre, qui a hélas fané avec le temps) chez Stock. Par elle, ce sont Henry James, Raymond Carver et Yasushi Inoué qui entrent chez moi. Il y avait aussi ces beaux Livres de Poche Biblio à la couverture beige satinée. Henry James et Calvino, encore, mais aussi Arthur Schnitzler, Kawabata et Virginia Woolf. Je dévorais la littérature étrangère, trop laissée de côté durant ma préparation au Capes.

            En cette première année d’enseignement, je découvris, par l’intermédiaire d’une collègue, les chiffonniers d’Emmaüs, sur la route de mon lycée. Un cabanon de bois accueillait alors le secteur des livres. Un antre hors du temps, chauffé par un rustique poêle à bois. Je me souviens que le compagnon dévolu aux livres écoutait du jazz. Je garde un souvenir enchanteur de ces flâneries devant ces rayons disparates. Tous mes Violette Leduc viennent de là, vieux Folio jaunis mais aussi Orgueil et Préjugés de Jane Austen.

            Les années qui suivirent, mutation oblige, me font découvrir des villes de l’Aisne. Au Furet du Nord, à Saint-Quentin, j’ai craqué pour la collection L’Imaginaire Gallimard (Beaux volumes souples, belles couleurs sur fond blanc) : la meilleure de mes trouvailles est l’émouvant Le livre des jours de Taha Hussein. J’y ai acquis aussi des Giono qui n’étaient pas dans la bibliothèque familiale.

            Mon petit tour des librairies de ma jeunesse ne serait pas complet si je n’évoquais pas aussi mes vacances parisiennes chez une amie de la famille et ma découverte de la Fnac, même si je n’aime pas dans cette enseigne l’absence de lumière naturelle. Étonnamment, je fréquentai bien tardivement Gibert.  Et je devrai lutter contre une indicible timidité avant d’oser franchir le seuil de chez José Corti. Vénérable maison aux livres pas bon marché. Faut-il chercher là la raison de mes hésitations ? Près du Palais-Royal, je savourais des yeux la vitrine de la librairie Delamain sans oser entrer, avant de continuer à baguenauder dans le quartier. Mes escapades parisiennes m’appelaient en priorité, il est vrai, dans les musées et les expos. Je me souviens néanmoins d’avoir délesté mon porte-monnaie à la bouquinerie Mona Lisait, dans le quartier du Marais, rue des Blancs-Manteaux, je crois, de m’être sali les doigts à fureter sur les quais des bouquinistes – un peu pour le folklore aussi ! – et d’avoir fréquenté un temps, dans le quartier de Bastille une librairie russe – Le Globe –, même si mes capacités de lectrice n’ont jamais dépassé Krasnaïa chapotchka[1] !

            À Moscou, j’ai le souvenir d’une très grande librairie où j’étais entrée à la recherche d’un livre sur les échecs que j’avais promis de rapporter à un joueur passionné. Le rayon en question était prodigieusement fourni, à raison de plusieurs étagères sur quelque cinq mètres linéaires chacune. Un univers inconnu pour moi et dont l’offre pléthorique me laissait pantoise. L’URSS était tombée depuis une dizaine d’années mais la pratique des échecs restait un sport national.

           



[1] Le Petit Chaperon rouge


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