Et si je m’inspirais de L’éloge
des librairies de Maël Renouard (Chronique du 28 mai sur ce blog) pour vous
proposer une flânerie littéraire autobiographique ? À n’en pas douter, c’est moi qui cherche à me faire plaisir
car cette louange des librairies est l’occasion, par le pouvoir des mots, de
rajeunir et de se laisser bercer par une nostalgie bienfaisante !
J’ai
commencé à fréquenter seule l’univers des librairies lorsque je suis devenue
lycéenne et, partant, citadine partielle. Dépendante des horaires des bus
scolaires qui me contraignaient à quitter mon village, au petit matin, et à rentrer
au crépuscule, je n’aurais guère eu l’occasion d’escapades urbaines si je
n’avais eu cette liberté énorme, deux soirs par semaine, de rejoindre à pied
mon école de danse en plein centre-ville. Ah, cette joie incomparable de
tourner le dos au cours de maths de la classe de 2nde le mardi et de
m’octroyer l’achat d’un plantureux pithiviers ou croissant aux amandes avant l’échauffement
à la barre puis les pirouettes et les sauts ! Ma gourmandise allait tout
autant à des nourritures intellectuelles, lesquelles n’avaient pas de prise sur
mon poids de danseuse mais sur celui de mon porte-monnaie.
La
librairie Duclerc, à Abbeville, était une institution, sise en face de l’hôtel
de ville, au cœur de la cité. Depuis, elle a eu d’autres propriétaires et,
aujourd’hui, sous l’enseigne Studio livres, j’y signe régulièrement mes livres.
Elle n’avait point vraiment de
concurrente car sa consœur Cuffay était le fournisseur attitré de moult écoles
de la région en papier, cahiers et manuels. Le rez-de-chaussée, chez Duclerc, ne retenait
que peu mon attention (Les nouveautés, en format broché étaient trop chères
pour mon budget et je n’étais pas encore coutumière d’auteurs contemporains)
mais je me souviens d’un coin du magasin où l’on pouvait acheter pour quelques
francs des reproductions de tableaux de maîtres. J’ai ainsi fait l’acquisition
du Retour des chasseurs dans la neige de Brueghel. À l’étage, royaume des livres de
poche, mes yeux savouraient les titres et les noms d’auteurs. Flaubert, Balzac,
Colette me faisaient saliver. Etonnamment, je ne me souviens plus des quelques
ouvrages que j’ai dû acheter. Mon argent de poche d’adolescente m’invitait à la
retenue.
Ma
mémoire, cette fois, est bien nette lorsque, étudiante de lettres, je devins
une acheteuse plus assidue. L’immense salle de livres de poche de la grande
librairie Martelle, à Amiens, me fascinait et devint mon repaire. Elle fut le
passage obligé des lectures prescrites par nos enseignants de faculté. Je me
revois avec Si par une nuit d’hiver un voyageur, dans les mains. Italo
Calvino. Un inconnu pour moi jusque-là. À la même époque, j’ai acheté mes
premiers Milan Kundera, auteur évoqué en cours. Folio le mettait à l’honneur en
ce début des années 90. Capes en poche, j’ai commencé ma carrière
d’enseignante, en lycée. Et ma boulimie de lecture s’est alors déployée. Mes
premiers salaires font la part belle à l’étoffement de ma bibliothèque. C’était
avec un lot de cinq ou six poches que je sortais régulièrement de la librairie
Martelle. Véritable razzia sur les Garnier-Flammarion et les Folio. Kundera,
toujours, Pennac, alors en pleine gloire. Des contemporains, déjà classiques,
comme Le Parfum de Suskind. Je découvris de nouvelles collections. Les Librio
à 10 francs. Mais, surtout, sur l’étal d’une autre librairie amiénoise
aujourd’hui disparue – Poiré-Choquet – des livres aussi séduisants par leur
couverture que par leur collection : La Cosmopolite (d’un beau rose tendre,
qui a hélas fané avec le temps) chez Stock. Par elle, ce sont Henry James,
Raymond Carver et Yasushi Inoué qui entrent chez moi. Il y avait aussi ces
beaux Livres de Poche Biblio à la couverture beige satinée. Henry James et
Calvino, encore, mais aussi Arthur Schnitzler, Kawabata et Virginia Woolf. Je
dévorais la littérature étrangère, trop laissée de côté durant ma préparation
au Capes.
En
cette première année d’enseignement, je découvris, par l’intermédiaire d’une
collègue, les chiffonniers d’Emmaüs, sur la route de mon lycée. Un cabanon de
bois accueillait alors le secteur des livres. Un antre hors du temps, chauffé
par un rustique poêle à bois. Je me souviens que le compagnon dévolu aux livres
écoutait du jazz. Je garde un souvenir enchanteur de ces flâneries devant ces
rayons disparates. Tous mes Violette Leduc viennent de là, vieux Folio jaunis
mais aussi Orgueil et Préjugés de Jane Austen.
Les
années qui suivirent, mutation oblige, me font découvrir des villes de l’Aisne.
Au Furet du Nord, à Saint-Quentin, j’ai craqué pour la collection L’Imaginaire
Gallimard (Beaux volumes souples, belles couleurs sur fond blanc) : la
meilleure de mes trouvailles est l’émouvant Le livre des jours de Taha
Hussein. J’y ai acquis aussi des Giono qui n’étaient pas dans la bibliothèque
familiale.
Mon
petit tour des librairies de ma jeunesse ne serait pas complet si je n’évoquais
pas aussi mes vacances parisiennes chez une amie de la famille et ma découverte
de la Fnac, même si je n’aime pas dans cette enseigne l’absence de lumière
naturelle. Étonnamment, je fréquentai bien tardivement Gibert. Et je devrai lutter contre une indicible
timidité avant d’oser franchir le seuil de chez José Corti. Vénérable maison
aux livres pas bon marché. Faut-il chercher là la raison de mes hésitations ?
Près du Palais-Royal, je savourais des yeux la vitrine de la librairie Delamain
sans oser entrer, avant de continuer à baguenauder dans le quartier. Mes
escapades parisiennes m’appelaient en priorité, il est vrai, dans les musées et
les expos. Je me souviens néanmoins d’avoir délesté mon porte-monnaie à la
bouquinerie Mona Lisait, dans le quartier du Marais, rue des
Blancs-Manteaux, je crois, de m’être sali les doigts à fureter sur les quais
des bouquinistes – un peu pour le folklore aussi ! – et d’avoir fréquenté un
temps, dans le quartier de Bastille une librairie russe – Le Globe –, même si
mes capacités de lectrice n’ont jamais dépassé Krasnaïa chapotchka[1] !
À Moscou, j’ai le souvenir d’une très grande librairie où
j’étais entrée à la recherche d’un livre sur les échecs que j’avais promis de
rapporter à un joueur passionné. Le rayon en question était prodigieusement
fourni, à raison de plusieurs étagères sur quelque cinq mètres linéaires
chacune. Un univers inconnu pour moi et dont l’offre pléthorique me laissait
pantoise. L’URSS était tombée depuis une dizaine d’années mais la pratique des
échecs restait un sport national.
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