samedi 29 janvier 2022

Bouquinistes

 




    Pousser la porte d’une librairie est promesse de sérénité et de découvertes. Mais musarder chez un bouquiniste offre un plaisir tout autre. Les boutiques de bouquinistes n’ont jamais cette image commerciale proprette et obligée de la plupart des librairies. Les étagères sont parfois bricolées, un peu de guingois, hétéroclites. Poussiéreuses, ça arrive. Les livres, classés par ordre alphabétique ou thématique – quand le libraire s’en est donné la peine –, se côtoient, grands ou petits, anciens ou récents. On furète sans idée préconçue ou l’on part à la chasse dans l’espoir d’y dénicher un auteur aimé, un titre espéré. Le patriarche connaît sa progéniture, la bichonne, la réprimande d’une pichenette du doigt si l’indiscipliné sort du rang. Il peut s’enorgueillir de la reliure des uns, de la rareté des autres. Discrète concurrence avec le libraire spécialisé en bibliophilie. Bien souvent le propriétaire des lieux, à défaut de pouvoir pousser les murs – à croire que les livres croissent comme la folle avoine sur le bord des chemins ! – renoue avec ses jeux d’enfant. Il n’échafaude plus guère des pyramides de Lego mais des tours de Babel de livres. Les volumes grignotent les marches de l’escalier, quand – ô bonheur pour le visiteur ! – il y a un étage. Une rangée de livres sur l’étagère peut en cacher une autre. Des piles s’amoncellent sur le bureau ou la table en bois qui tient lieu de caisse. Les flâneurs avertis ont, au fil de leurs pérégrinations en de tels lieux, acquis un sens du louvoiement, je dirais même de l’ondoiement, un déhanché qui fait fi de l’équilibre instable d’une colonne d’ouvrages. Le lecteur passionné pratique les demi-pointes de la danseuse, posture utile pour atteindre l’ultime étagère, quand le tabouret ne vient pas à la rescousse. D’aucuns savent aussi qu’il faut, parfois, ne pas avoir peur de se salir les mains. Ah comme les vieux livres aiment la poussière ! À moins que la poussière n’ait une affection particulière pour le papier. 

    Et les livres, ce n’est pas tout. Chez un bouquiniste, il peut y avoir aussi une atmosphère pénétrante. Une odeur de renfermé ou de vieux cuir. Une lumière chiche. Des murs défraîchis.  Les livres ont quelquefois des colocataires. Un vrai inventaire à la Prévert : chat, chien, poisson rouge (Des vrais ! Pas à vendre !), insignes militaires, menus de mariage, cartes pieuses de communiant, boîtes à cachous ou pastilles vichy en fer rouillées, tableaux d’artistes du dimanche, pièces d’un sou avec leur trou au milieu, billes d’agate ou de terre, portemines et encriers, lettres d’amoureux qui auraient cent cinquante ans s’ils s’écrivaient encore, cartes postales sépia biffées à l’encre violette, calendriers d’antan.

            Dans mes escapades à travers la France, j’ai découvert des lieux inoubliables. Comment ne pas vous parler de la rue Saint-Jean à Lyon et de deux bouquinistes dissemblables au possible ? Chez l’un, le sol est doux pour feutrer les pas, les livres sont savamment rangés : la Blanche de Gallimard court sur les étagères, des livres reliés, comme dans les bibliothèques de châteaux, déclinent leurs nuances de cuir bronze ou fauve. Un fond impressionnant de romans, de poésie, d’histoire et philosophie convie l’amateur éclairé. Nos achats échoient sur un bureau de ministre en beau bois. Et chez l’autre, dans une boutique étroite, on escalade des piles de livres, amoncelés au sol sans logique, retournés, détroussés et rejetés, on exhume un cadavre d’araignée sur la tranche d’un volume quand on ne dérange pas une de ses congénères vaquant sur l’étagère de ses pattes véloces. On peut se faire oublier là, le maître des lieux a de toute façon bien vite remis le nez dans sa lecture.

            Impossible de vous décrire l’antre d’un certain bouquiniste de Limoges. C’est un dédale d’étagères. Deux maisons rassemblées qu’une courette couverte relie et au milieu de laquelle un arbre épargné déploie son feuillage au-dessus du toit de tôle percé.

            Je pourrais vous parler aussi d’un des bouquinistes d’Amiens dont les velléités d’offrir un coin tea time ont trop vite été arrêtées par l’invasion de livres sur les fauteuils jusqu’à plus soif.

           


 Et je ne vous laisserai pas partir sans vous inviter à passer la porte d’un bouquiniste sur les terres de Colette, à Saint-Sauveur-en-Puisaye. Véritable caverne d’Ali Baba pour les lecteurs boulimiques ou les chineurs (La cour est une brocante). Aux étages, les portes s’ouvrent sur les chambres d’une vieille maison de famille remplies d’étagères d’albums et d’ouvrages ; le papier peint suranné garde encore des lambeaux de rêves et de sommeil, des peluches rangées sur les bibliothèques attendent le retour d’un enfant. Point de livres dans la salle de bain mais on y trouverait presque les bigoudis de Grand-mère au coin du lavabo. 


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