Le
muguet est déjà fané, les premières roses écloses. Dans cette marche chaotique du
monde, la nature suit son bonhomme de chemin, quand la main irrespectueuse de
l’homme ne la contrarie pas. Les éditeurs sortent leurs dernières potées qui
fleuriront - ou pas - à tous les balcons médiatiques et dans les parterres des
réseaux sociaux. Un brassage en continu. Les pollens volent tous azimuts. C’est
à ne plus savoir que butiner tant l’offre est pléthorique. Il faut avoir du nez
pour ne pas se laisser enivrer par les charlatans du verbe. Et quand
lit-on ? Le temps consacré à la lecture ne cesse de décroître. Bien sûr,
il y a une éclosion sans pareille ces vingt dernières années de salons du
livre, bien sûr le web fourmille de comptes Instagram ou de blogs consacrés à
la lecture, bien sûr des portraits d’auteurs s’affichent dans le métro avec la
mention Ecrivain préféré(e) des Français (Un peu court, non ?
Sommes-nous tous les mêmes Français lecteurs ?), bien sûr les livres se
prêtent, se donnent, se revendent, bien sûr tout le monde écrit des livres …
mais n’est-ce pas quelque peu un miroir aux alouettes ? Sans verser dans
l’élitisme, une étude plus approfondie du lectorat offrirait bien des
surprises. Mais les clichés comme les valeurs sont, somme toute, subjectifs et
autarciques. Tout se vaut. Si vous n’en êtes pas certain, vous passez pour un
rabat-joie ou un snob. Par dé-formation professionnelle, je suis
souvent traversée par ces jugements hâtifs ou mûrement réfléchis, c’est selon;
à l’aune de ma propre culture de lectrice ou de mes préjugés, c’est selon. Quoi
qu’il en soit, mon regard se fait bien indulgent, à défaut d’être toujours
bienveillant, quand il happe, dans le bus, le métro ou les terrasses de café,
des quidams le nez dans un livre.
Enseignants,
écrivains (ceux qui lisent !), éditeurs, libraires ne cesseront de clamer
les bienfaits multiples de la lecture. Même le défunt pape François avait loué
les mérites de la littérature dans l’épanouissement individuel de l’humanité
dans son discours donné à Rome le 17 juillet 2024 et qui a été édité sous le
titre Lettre sur le rôle de la littérature dans la formation.[1] Si sa réflexion fait le
constat que l’étude littéraire n’est pas assez prégnante dans la formation des
futurs prêtres et s’il articule démarche spirituelle et sensibilisation à son
prochain par la littérature, son propos ne s’arrête pas là. Sa lettre est un émouvant et subtil plaidoyer
en faveur de la lecture : « La littérature a donc à voir, d’une
manière ou d’une autre, avec ce que chacun désire de la vie, puisqu’elle entre
en relation intime avec son existence concrète, avec ses tensions essentielles,
ses désirs et ses significations. » La lecture permet, dit-il en
citant Jorge Luis Borges, d’écouter « la voix de quelqu’un ».
Et le Saint-Père de rappeler « combien il est dangereux de ne plus
écouter la voix de l’autre qui nous interpelle ! » Par la
lecture, nous sommes concrètement sollicités : « Le lecteur est
ainsi semblable à un joueur sur le terrain : il joue le jeu, mais en même
temps le jeu se fait à travers lui, en ce sens qu’il est totalement impliqué
dans ce qu’il fait. » Le lecteur est tout autant sujet et objet de sa
lecture. « [La lecture] active en nous le pouvoir empathique de
l’imagination qui est un véhicule fondamental pour la capacité d’identification
au point de vue, à la condition, aux sentiments des autres, sans laquelle il
n’y a pas de solidarité, de partage, de compassion, de miséricorde. […]
Le regard de la littérature forme le lecteur au décentrement, au sens de la
limite, au renoncement à la domination cognitive et critique sur l’expérience,
lui apprenant une pauvreté qui est source d’une extraordinaire richesse. En
reconnaissant l’inutilité et peut-être même l’impossibilité de réduire le
mystère du monde et de l’être humain à une polarité antinomique vrai/faux, ou
juste/injuste, le lecteur accepte le devoir de juger non pas comme un
instrument de domination mais comme un élan vers une écoute incessante […] »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire